«Corruption et médias», tel est le thème de la communication que l’Association de lutte contre la corruption (Atluc) m’a invité à donner, à l’occasion de la Journée mondiale de la lutte contre la corruption, célébrée le 9 décembre de chaque année. L’analyse a porté sur plusieurs problématiques: la marchandisation de l’information qui serait à l’origine de toute tentation de corruption, la responsabilité des corrompus et des corrupteurs, les avantages de l’argent de corruption, les menaces que les actions corruptives font peser sur la démocratie et l’enjeu de restituer à l’information sa dimension de bien public et de lui garantir des sources de financement pérennes et saines.
En voici les moments forts.
L’information, bien public et marchandise
L’accent a été mis, de prime abord, sur le fait que la tentation corruptive dans les médias serait imputée, en grande partie, à l’ambivalence du terme “information“ en tant qu’actualité ou événement communiqués par les médias. L’information serait, ainsi, pensée à la fois comme un bien public sacré et comme une marchandise, une fois confectionnée, diffusée et vendue.
Elle est perçue comme un bien public, en ce sens elle vient consacrer le droit essentiel de tout citoyen d’accéder à l’information, droit qui doit l’aider à se forger, librement, des décisions et des choix citoyens.
Pour mémoire, l’Assemblée constituante française issue de la révolution de 1789 proclamait déjà que «la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme et que tout citoyen peut donc parler, écrire et imprimer librement».
Mais au-delà de cette dimension noble de bien public copartagé, l’information, une fois produite et commercialisée, est retenue comme une marchandise monnayable et échangeable entre quelques acteurs influents et bien déterminés: journalistes, entreprises de presse, annonceurs, hommes politiques, hommes d’affaires, lobbies, détenteurs d’argent en général…
C’est cette marchandisation de l’information, voire du travail journalistique, qui serait, selon des analystes avertis, la brèche qui mène à la corruptibilité des médias et de ses principaux acteurs.
Responsabilité des uns et des autres
Les journalistes, qui sont les principaux producteurs de l’information, sont les premiers concernés. Leur dérapage relève toutefois de ce qu’on appelle la petite corruption. Les pratiques corruptives à leur actif sont principalement la communication, la perception lucrative du per-diem, la confusion banalisée entre la fonction d’attaché de presse et celle de journaliste…
Concernant la communication, des journalistes, sous prétexte d’être de fins connaisseurs du monde des médias, s’emploient à démarcher les hommes politiques ou hommes d’affaires et à leur proposer leurs services aux fins d’améliorer leur image dans les médias contre de l’argent. En cas de refus, cette image risque d’être écornée. Empressons-nous de signaler que la réciproque est aussi vraie. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a dénoncé, vendredi 12 décembre 2014, lors de son assemblée générale, cette sinistre pratique et y a vu une menace pour l’emploi des jeunes journalistes.
Rappelons que cette pratique connaît un essor considérable à l’occasion de toutes sortes d’élections, des inaugurations des nouvelles réalisations économiques et du lancement de nouveaux produits.
Vient ensuite la perception des per diem. Cette pratique corruptive, largement répandue dans la presse tunisienne, consiste, pour les organisateurs de manifestations, à donner une enveloppe ou une somme d’argent aux journalistes chargés de la «couverture» d’un événement.
Au départ, les per diem étaient considérés comme une contribution aux frais de déplacement du journaliste. Leur montant variait en fonction des possibilités de chacun des organisateurs, qui donnaient l’argent sans la moindre pression.
Mais au fil des années, particulièrement après le 14 janvier 2011, le per diem s’est quasi institutionnalisé. Certains journalistes le considèrent comme une obligation dont les organisateurs doivent s’acquitter sous peine de voir saboter la couverture médiatique de leurs manifestations.
Vue de la sorte, la perception des per diem par le journaliste viole ainsi le droit du public à des informations vraies dans la mesure où le journaliste «perdiémisé» ne verra dans l’événement qu’il couvre que les côtés positifs et en occulte les aspects négatifs.
La confusion entretenue entre la fonction de l’attaché de presse et celle de journaliste est également citée comme une pratique corruptive. Statutairement parlant, la fonction d’attaché de presse est un métier de relations publiques qui vise à mettre en valeur ou à soigner l’image d’une personne physique ou d’une institution qu’il représente. Ce métier de communication est incompatible avec la mission du journaliste, qui est de collecter l’information et de la traiter de façon objective.
Malheureusement en Tunisie, l’attaché de presse a la tendance fâcheuse à transgresser cette séparation claire des fonctions, à jouer les deux rôles et à orienter le contenu de l’information vers le seul intérêt de l’unique partie qui l’emploie.
Il s’agit là aussi d’une pratique corruptive pour une simple raison: le public se trouve ainsi abusé, car son droit à des informations équilibrées et objectives est compromis. Le cas de l’attaché de presse actuel du ministère du Commerce est criard. Ce dernier s’est forgé la réputation de pratiquer/exercer le job du journaliste en faisant des reportages sur les marchés et donnant presque sur les ondes de toutes les radios de fausses infirmations sur la vérité des prix.
La confusion des genres pratiquée par les attachés de presse jette aussi un doute sur la crédibilité et l’intégrité des informations livrées. C’est dire que le cumul de fonctions fragilise l’indépendance du journaliste et favorise la pensée unique.
Les entreprises de presse recourent également à des pratiques corruptives très courantes. Il s’agit de la grande corruption dans le secteur. Elle consiste essentiellement principalement en l’usage abusif du publi-reportage, en la consécration d’émissions exclusives à des hommes politiques et d’hommes d’affaires sans discours contradictoires et en des alliances louches avec des lobbies intérieurs et extérieurs soucieux de réaliser des intérêts géostratégiques pas toujours en harmonie avec les intérêts supérieurs du pays.
Dans le monde de la presse, de telles émissions ont des relents de pots-de-vin. C’est ce qui a poussé Safi Saïd, journaliste et candidat malheureux au premier tour de l’actuelle présidentielle, à accuser, sur un plateau d’El Hiwar Ettounsi, les chaînes de télévision tunisiennes d’être financées, essentiellement par des pots-de-vin. Safi Saïd récidive, le lendemain sur les colonnes du journal d’expression arabe Essabah sans aucune réaction des parties concernées par ce dossier: gouvernement, syndicat des patrons de presse, syndicat des journalistes tunisiens …. (Assabah du 2 décembre 2014).
Et pour ne rien oublier, certains journalistes et patrons de presse sont devenus des maîtres dans l’art de faire chanter les hommes politiques et les opérateurs économiques. Ils font savoir à ces derniers qu’ils détiennent telle information explosive les concernant et qu’il dépend d’eux, et surtout de leur mise, que l’information ne soit pas publiée.
En Tunisie nous avons connu, ces jours-ci, l’affaire du journal Essour. Le directeur du journal Essour, Anouar Bali, a été arrêté, vendredi 28 novembre 2014, dans le cadre de l’affaire qui l’oppose au président du parti politique, l’Union Patriotique Libre (UPL) et homme d’affaires, Slim Riahi, dans laquelle Bali est accusé de chantage.
Dans d’autres cas, plusieurs personnes cèdent à la pression et dénouent le cordon de leur bourse pour acheter le «silence» de leurs maîtres chanteurs.
Mention spéciale pour le financement de certains médias, animateurs et journalistes par des parties étrangères se réclamant du maçonnisme mondial et de l’islamisme (richissimes des pays du Golfe). La chaîne Zeytouna, qui a été créée avec un financement louche, a diffusé, vendredi 12 décembre 2014, un dossier fort compromettant sur la corruption des journalistes, animateurs et médias. Les noms des meilleurs journalistes et médias de la place ont été cités sans qu’il y ait une simple réaction ou une demande de droit de réponse.
Moralité: la corruption dans les médias tunisiens a tendance, malheureusement, à être banalisée et acceptée dans nos mœurs. La mercantilisation du travail journalistique est, hélas, une composante d’un «système de corruption généralisé» qui s’épanouit dans un environnement en perte de repères moraux.
Ce n’est pas un hasard si la Tunisie est classée, en 2014, par le rapport mondial de la perception de la corruption de Transparency international, 79ème sur 175 pays listés. D’ailleurs, depuis que la Tunisie a accepté d’être classée par ce rapport en 1998, elle n’a pas cessé de perdre des points à chaque classement, ce qui confère à la corruption en Tunisie une dimension structurelle. .