«Corruption et médias», tel est le thème de la communication que l’Association de lutte contre la corruption (Atluc) m’a invité à donner, à l’occasion de la journée mondiale de la lutte contre la corruption célébrée le 9 décembre de chaque année.
Dans une première partie, l’analyse a concerné la marchandisation de l’information qui serait à l’origine de toute tentation de corruption, la responsabilité des corrompus et des corrupteurs. Dans cette deuxième partie, l’accent sera mis sur le rôle de la législation et des institutions de régulation (HAICA, entre autres) dans la dissuasion de la coopération outre les pistes à explorer pour restituer à l’information sa dimension de bien public et pour lui garantir des sources de financement pérennes et saines../p>
Effectivement, il existe en Tunisie des lois qui sanctionnent et la petite et la grande corruption. La loi promulguée à cette fin est même très sévère. Les décrets-lois 115 (presse écrite) et 116 audiovisuel) sanctionnent sévèrement, du moins dans le texte, toutes ces pratiques corruptives.
L’article 30 du décret-loi 115 «interdit au propriétaire de tout périodique, à son directeur ou directeur de rédaction ou aux journalistes qui y sont employés, d’accepter un montant d’argent ou n’importe quel autre avantage ayant une valeur vénale en vue de conférer le caractère d’information ou d’article à une annonce ou publicité. Tout contrevenant à ces dispositions est puni d’une amende égale au montant obtenu et qui ne doit pas être inférieure à dix mille dinars. En cas de récidive, cette amende est portée au double. Au cas où l’infraction est commise par un journaliste professionnel, le tribunal peut ordonner également l’interdiction d’obtenir la carte professionnelle de journaliste professionnel pour une période de cinq ans».
Dans le domaine audiovisuel, c’est la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) qui veille au grain. Le décret-loi 116 comporte un arsenal d’articles à ce sujet.
L’article 45 du décret-loi 116 «interdit à tous les établissements de communication audiovisuelle de diffuser des programmes, annonces ou spots publicitaires pour un parti politique ou une liste électorale à titre onéreux ou gracieux.
Toute infraction à cette interdiction est punie d’une amende égale au montant reçu en contrepartie de la diffusion, sans toutefois être inférieure, dans tous les cas, à dix mille (10.000) dinars. En cas de récidive, l’amende est portée au double».
L’article 46 relève que la HAICA peut «recourir à tous les moyens nécessaires pour s’assurer du respect par les candidats et les établissements d’information et de communications audiovisuelles, des dispositions du présent chapitre. Elle reçoit les recours y afférents.
Elle prend, le cas échéant, les mesures et prononce les sanctions qui sont de nature à mettre immédiatement fin aux violations et dans tous les cas avant la fin de la campagne électorale».
Législation irréaliste
Cette législation est qualifiée d’«irréaliste» et par les journalistes et par les entreprises de presse. Ils pensent que les pratiques corruptives constituent, pour eux, des éléments de survie et non une propension au gain facile.
Pour les journalistes, ils y recourent parce qu’ils sont sous-payés. La plupart d’entre eux sont payés à hauteur du SMIG. Pour les patrons de presse, le fait que le secteur informel représente 50% de l’économie tunisienne et soit en situation irrégulière (en fraude du fisc) les prive des précieuses annonces publicitaires nécessaires à leur survie.
Avantages et inconvénients
D’autres spécialistes de la chose médiatique voient d’un bon œil ces pratiques corruptives. Ils estiment que c’est grâce à l’argent de la corruption que le pluralisme médiatique peut s’affirmer. Les luttes politiques et les différents conflits inhérents au libre jeu démocratique amènent les acteurs à payer les journalistes pour qu’ils étalent les scandales politico-financiers sur la place publique. Les pratiques corruptives servent ainsi, à leur manière, de catalyseurs à l’expression démocratique.
C’est grâce à elles que le public peut, désormais, s’informer d’affaires de corruption et autres délits. En plus clair encore, c’est à travers la corruption que s’effectuent l’apprentissage du pluralisme médiatique et l’affirmation de la liberté d’expression. Les pratiques corruptives à l’œuvre dans la presse deviennent ainsi, paradoxalement, des facteurs de consolidation démocratique.
Ainsi, c’est grâce à des bras de fer entre les chaînes de télévision privées, comme Nessma et El Hiwar Ettounsi, que le public a pu savoir, grâce à la première, que le magnat Slim Riahi était un simple vendeur de promesses non tenues. C’est grâce à la deuxième que le public a pu s’informer de la fragilité de la santé d’un des candidats à la présidentielle, en l’occurrence BCE, et ce à la faveur des révélations du journaliste Amor Shabou.
Pour d’autres experts des médias, ces pratiques corruptives favorisent la fragilisation du processus démocratique, dans la mesure où elles pervertissent le droit du public à une information honnête et professionnelle. L’information peut être dénaturée ou injustement «gonflée».
Ils voient d’un mauvais œil ces règlements de compte sur les plateaux de télévision et mettent en garde contre l’instrumentalisation des médias à des fins claniques et partisanes. Pour eux, si rien n’est fait pour mettre fin à ces pratiques dilatoires et sectaires, la Tunisie encourt le risque de connaître une libanisation de ses médias. Plus simplement, chacun aura une préférence pour la chaîne qui reflète le mieux son appartenance clanique.
Le débat pour une moralisation de la presse est universel
Par delà le point de vue des uns et des autres, il faut dire que les pratiques corruptives dans les médias ne sont pas propres à la seule Tunisie. Elles posent problème à tous les pays du monde. La tentation de contrôler et de marchandiser l’information est un phénomène universel.
Certains pays comme la France ont engagé le débat sur ce dossier. Dans un article de haute facture paru dans Le Monde Diplomatique du mois de décembre 2014, Pierre Rimbert, journaliste écrivain, propose de restituer à l’information sa dimension de «bien collectif avec ses servitudes et son … Service commun» et suggère de conférer aux médias «consacrés au divertissement le statut de marchandise».
Selon lui, «l’intention n’est pas de réduire l’information à un noyau sec dépourvu de pulpe, d’imprévu et de fantaisie, mais plutôt de s’assurer qu’elle réponde au désir des rédacteurs et à l’intérêt des lecteurs plutôt qu’aux exigences des annonceurs».
Pierre Rimbert va plus loin et conseille une alternative à l’épuisement et à l’évaporation des sources publicitaires, en l’occurrence une source de financement pérenne qui viendrait remplacer à la fois les aides publiques et la publicité. Il s’agit de la création d’une cotisation sociale qui prendrait en charge ce bien collectif qu’est une information libre et responsable à l’abri du contrôle et de l’Etat, des prédateurs privés et des faux philanthropes.
A méditer.