2014, l’année Piketty, l’économiste prophète partout sauf en son pays

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à La Hague aux Pays Bas (Photo : Bart Maat)

[31/12/2014 14:19:42] Paris (AFP) 1,5 million d’exemplaires vendus pour son “Capital au XXIème siècle”, des traductions dans plusieurs langues dont le chinois, l’oreille de la Maison Blanche: 2014 fut l’année de la consécration internationale pour l’économiste français Thomas Piketty, et 2015 pourrait être celle d’un plus fort écho en France.

Pour The Guardian, il est “certainement l’intellectuel le plus influent de l’année 2014”, pour le Financial Times, il a écrit le “Livre d’économie de l’année”, la revue The Economist l’a couronné “Marx des temps modernes”, et la presse allemande lui a consacré de pleines pages.

M. Piketty, déjà considéré auparavant comme l’un des grands spécialistes des inégalités, a été reçu par des conseillers de Barack Obama, adoubé par au moins deux Prix Nobel (Paul Krugman, Joseph Stiglitz), et a exposé ses thèses par Skype à Bill Gates.

De quoi éclipser quasiment l’autre consécration pour la science économique française, le Prix Nobel qui vient d’être remis à Jean Tirole.

“Le capital au XXIème siècle”, 969 pages, est paru en septembre 2013 au Seuil. L’ouvrage, nourri de statistiques remontant à 1700, explique que la croissance ne corrige pas naturellement les inégalités, parce que, pour résumer grossièrement, le capital tend à s’accumuler plus rapidement que l’économie ne croît. Les riches deviennent donc toujours plus riches.

L’économiste y voit (p. 942) une évolution “potentiellement menaçante pour nos sociétés démocratiques et les valeurs de justice sociale sur lesquelles elles se fondent”.

Un remède, selon ce Normalien, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et professeur à la Paris School of Economics, serait un impôt progressif annuel sur le capital, coordonné au niveau mondial.

– Balzac et les Aristochats –

M. Piketty cite dans sa démonstration aussi bien des économistes que des historiens, des romanciers (Balzac, Jane Austen, l’Egyptien Naguib Mahfouz), des séries télévisées (Dr House), et le dessin animé “Les Aristochats”.

Ses colloques à guichets fermés lui ont valu le surnom de “rock star de l’économie” et une couverture moqueuse du magazine Business Week, inspirée des revues pour adolescentes, avec la mention “Oh là là, photos d’économiste français ténébreux”.

Cette consécration n’est pas synonyme d’adhésion sans réserve: de nombreux économistes ont remis en cause des aspects scientifiques de son travail et son idée d’impôt sur la richesse est loin de faire l’unanimité.

Mais il aura fallu cette “Pikettymania” pour que l’économiste trouve plus d’écho dans son propre pays.

En France, son livre, tout en se vendant très bien, a été violemment critiqué par des penseurs classés à droite, comme l’essayiste Nicolas Baverez qui y a vu du “marxisme de sous-préfecture”, ou assimilé à un manifeste politique plutôt qu’un travail scientifique.

Il aura fallu attendre l’automne pour voir le quadragénaire s’afficher en Une de magazines français (L’Obs, les Inrockuptibles).

M. Piketty n’a jamais été ne serait-ce que finaliste du “Prix du livre d’économie”, attribué par un jury de journalistes et d’économistes, et qui a distingué cette année trois inspirateurs du programme de François Hollande (Philippe Aghion, Gilbert Cette et Elie Cohen), ainsi que l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing.

Le gouvernement, en plein virage “social-libéral”, n’a pas accueilli cette publication très chaudement.

– Sapin le lit, Macron veut le recevoir –

Le ministre des Finances Michel Sapin a confié à l’AFP mettre à profit les fêtes de fin d’année pour “s’attaquer” au livre, qu’il avait qualifié en juin de “trop lourd”.

Le ministre de l’Economie Emmanuel Macron fait lui savoir qu’il a déjà lu “Le Capital au XXIème siècle” et qu’il rencontrera son auteur “dans les trois mois”.

Reste à savoir si cette entrevue réchauffera les relations devenues très fraîches entre M. Piketty, autrefois proche du PS, et l’exécutif. L’économiste, dont les propositions pour une grande réforme fiscale avaient trouvé une place dans le programme de campagne de François Hollande, avant d’être enterrées, critique régulièrement la politique actuelle.

Une autre explication du plus fort retentissement des thèses de M. Piketty dans le monde anglo-saxon repose sur la réalité économique et sociale.

Son travail sur les inégalités a spontanément trouvé plus d’écho aux Etats-Unis, où 1% de la population contrôle quelque 20% du revenu national, une proportion en constante augmentation (source OCDE, mai 2014). En France, c’est environ 8%, et ce depuis 30 ans.