A l’origine et principalement professeur de droit (il enseigne depuis septembre 2013 à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, et auparavant à l’Université de Kairouan), spécialisé dans le droit international (public, maritime, humanitaire), le droit de l’investissement et le droit administratif, également avocat, Haykel Ben Mahfoudh a ajouté une corde supplémentaire à son arc après le 14 janvier 2011, en étendant son champ d’action aux questions de la réforme du secteur de la sécurité en Tunisie qu’il a pratiqué en tant que conseiller auprès du Centre pour le contrôle démocratique des forces armées -Genève (DCAF), qui a ouvert une antenne en Tunisie après la chute du régime Ben Ali. Pour aider notre pays à réforme son système de sécurité. Un chantier dont Haykel Ben Mahfoudh fait le point dans l’entretien qui suit.
WMC: Vous avez fait partie de l’équipe du Centre de Genève pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF) qui a été le premier à travailler avec les nouvelles autorités sur la réforme de l’appareil sécuritaire. Quel bilan faites-vous de cette expérience? Les partenaires étrangers ont-ils apporté tout ce qu’ils pouvaient à la Tunisie dans ce domaine? La Tunisie a-t-elle su tirer le maximum de cette collaboration?
Haykel Ben Mahfoudh: Sur un plan personnel, je tire un bilan très positif: j’ai beaucoup appris de cette expérience et elle a raffermi mon engagement pour cette cause. Mais j’ai pu également prendre conscience à la fois des opportunités et des défis de l’assistance étrangère aux processus de réforme. Je ne crois pas que la Tunisie ait pu, su ou même voulu tirer profit de l’offre et du «savoir-faire» qu’on lui proposait. Je crois même que qu’elle n’avait pas les capacités à assimiler et prendre tout ce qu’on lui proposait; et dans certains cas, la Tunisie avait ses raisons.
Avec l’assistance étrangère ou internationale, du type PNUD, DCAF, UE et autres, il existe un problème culturel. Nous ne parlons pas les mêmes niveaux de langage, nous n’avons pas les mêmes agendas; mais ils n’ont surtout pas connaissance et conscience de l’héritage institutionnel de notre pays, certes lourd mais qui constitue par ailleurs le pilier de la continuité de l’Etat tunisien. Vouloir instaurer des mécanismes de contrôle parlementaire du secteur de la sécurité, ou de nouveaux procédés de travail est essentiel et inévitable. Mais ignorer l’acquis institutionnel tunisien, avec tous ses défauts, et vouloir mettre en place des structures, des procédures ou des méthodes de travail qui n’ont pas suivi un processus d’acculturation, présente de forts risques de rejet et d’échec.
«… Mais ignorer l’acquis institutionnel tunisien, avec tous ses défauts, et vouloir mettre en place des structures ou des méthodes de travail qui n’ont pas suivi un processus d’acculturation, présente de forts risques de rejet et d’échec».
Je l’ai senti en termes de la qualité d’expertise qui est mise à disposition de la Tunisie et qui souvent semble dépasser les capacités d’absorption de notre pays, ou ne correspondent pas tout à fait aux besoins des institutions.
D’un autre côté, la Tunisie a été littéralement dépassée par la multitude des offres d’assistance (sous toutes leurs formes, à l’exception de l’assistance en équipement qui obéit à des règles très strictes à l’international). Trois années et demie se sont écoulées et notre pays n’a pas mis en place une structure de coordination de l’assistance internationale. Comment voulez-vous dans ce cas avancer ou développer des plans d’action cohérents et viables avec ces partenaires? C’est quasiment impossible.
Un autre problème limite, à mon sens, l’apport de l’aide internationale: c’est que les deux parties n’arrivent pas à s’entendre sur les priorités de la RSS; pour l’un c’est l’efficacité (dotations en équipement et matériel), pour les autres c’est la gouvernance démocratique du secteur de la sécurité qui reste l’enjeu principal.
Le leadership et l’establishment de l’appareil sécuritaire acceptent-ils l’idée de la nécessité de la réforme de ce système?
Il n’existe pas pour le moment de leadership au sein de l’appareil sécuritaire pour qu’il s’approprie et pilote la réforme du secteur. Le «leadership», il faut le créer, et c’est là le défi principal de la RSS dans tout pays. Il faut le constituer à partir de trois éléments au moins: une vision (quelle police souhaiterions-nous avoir pour notre pays); une volonté politique qui porte cette vision et qui s’engage à la mettre en place; et une capacité à le faire, c’est-à-dire, la connaissance et le savoir-faire. Ces facteurs combinés permettent de construire la légitimité du processus de réforme, c’est-à-dire son acceptation par tous, et en garantit la continuité.
«Il faut constituer le leadership à partir d’une vision, d’une volonté politique et d’une capacité à le faire, c’est-à-dire la connaissance et le savoir-faire…»
Le problème c’est quand la vision n’existe pas, que la volonté politique se limite à des déclarations creuses ou à des actions partielles, et qu’aucune partie n’assume la responsabilité de la réforme parce qu’elle n’en a pas les moyens (pas nécessairement financiers ou matériels, mais par ce qu’elle ne comprend pas de quoi s’agit-il tout simplement). Et c’est le problème actuellement en Tunisie de toute la classe politique.
Vous faites porter une certaine responsabilité dans le mauvais engagement du processus de réforme à Farhat Rajhi qui, rappelez-vous, a procédé au remplacement rapide de certains cadres du ministère de l’Intérieur en dehors, soulignez-vous, de «tout processus plus large de transition et de justice transitionnelle». Pourquoi l’ancien ministre de l’Intérieur a-t-il pris cette décision?
Les responsabilités sont multiples et partagées à mon sens, même si c’est Farahat Rajhi qui en porte le chapeau en définitive. La question de RSS ne s’improvise pas et n’importe quelle décision doit nécessairement faire partie d’un processus de politique de réforme aux objectifs clairs et précis; même la décision de démantèlement d’un corps, ou d’une structure. A défaut, les «mesures» isolées ou spectaculaires risquent de compliquer la tâche, pour ne pas dire en d’autres termes contreproductives.
«Les ministres et politiciens qui se sont succédé à la tête du ministère de l’Intérieur n’ont pas cherché les raisons structurelles qui ont fait que l’appareil sécuritaire dévie de sa mission originelle: être au service du citoyen»
Je dirais que le problème de Rajhi est récurrent: les ministres et politiciens qui se sont succédé à la tête du ministère de l’Intérieur, notamment, n’ont pas cherché les raisons structurelles qui ont fait que l’appareil sécuritaire dévie de sa mission originelle: être au service du citoyen. Ils n’ont pas, et je n’ai pas encore trouvé parmi notre élite politique, quelqu’un qui ait fait un véritable diagnostic de l’institution sécuritaire.
La volonté ou plutôt la carence du politique en est pour quelque chose, mais également l’absence d’expertise et de connaissance de l’institution sécuritaire est un des facteurs de déficit et d’échec. Et par connaissance et expertise, il ne faudrait pas comprendre qu’il faille mettre un sécuritaire à la tête de l’institution. Il est impératif que les niveaux d’organisation soient toujours respectés: le civil supervise le militaire, même en période de crise.
Le problème des mesures d’«épuration», de toilettage, de lustration, c’est l’absence de rationalité dans l’action. Elles créent des ruptures dans l’institution et dans leurs modes de fonctionnement, qu’il serait difficile par la suite de restaurer ou de réparer.
«Les mesures d’épuration, de toilettage, de lustration… créent des ruptures dans l’institution et dans leurs modes de fonctionnement…»
Un dirigeant politique est d’abord garant de la continuité du service et du département dont il a la charge. Il a en ensuite la responsabilité politique pour mettre en œuvre les politiques publiques adéquates et les ressources nécessaires afin de satisfaire les besoins des usagers, de l’institution et du corps social. Il en est redevable devant l’ensemble de la société.
Partant de ce principe, les choix et les décisions qui ne répondent pas à cette logique de continuité –de rationalité– d’efficacité et de responsabilité, doivent être systématiquement écartés et évités. Seules les décisions qui mettent en action ces quatre critères doivent conduire l’action d’un ministre quel qu’il soit. Rajhi et d’autres avec ou après lui ont agi comme des apothicaires: ils avaient provoqué des ruptures et étaient incapables d’établir de nouveaux processus de fonctionnement ou de gouvernance ou sein de l’appareil sécuritaire.
Nous souffrons depuis le 14 janvier 2011 d’un déficit de gouvernance, et les crises que nous avons traversées le prouvent inexorablement.