Les Tunisiens le savaient mais refusaient de le dire. Au second tour de la présidentielle, ils n’avaient pas un grand choix. Pour utiliser une image, ils avaient à se prononcer entre la peste et le choléra. Ils ont mandaté, enfin de compte, le candidat porteur de l’épidémie la moins ravageuse et la moins meurtrière (choléra), en l’occurrence Béji Caïd Essebsi.
Dans leur esprit, ils étaient persuadés que le plus urgent était de voter pour la sécurité, la stabilité et la souveraineté du pays, c’est-à-dire pour un candidat on-shore ancré dans le territoire national avec toutes ses tares et non pour un autre, off-shore, inconséquent aux ordres de pays étrangers.
Cela pour dire, tout de suite, que les Tunisiens ne doivent pas s’attendre à des miracles avec l’ère Caïd Essebsi et qu’ils doivent prendre leur peine en patience et continuer la lutte contre l’émergence d’une éventuelle nouvelle dictature.
Au regard des premiers signes de gouvernance, voire des toutes premières nominations aux plus hauts postes du législatif et de l’exécutif -les véritables postes de décision-, il semble qu’il en soit, hélas, question.
Ces nominations portent certes le sceau de BCE en dépit des garde-fous de la Constitution, mais elles illustrent surtout de manière ostentatoire la tendance du nouveau locataire de Carthage à restaurer les attributs du diktat des «super-présidents» antérieurs et à aggraver encore plus la fracture entre l’ouest et le littoral. Cette même fracture qui a été, entre autres, à l’origine du soulèvement du 14 janvier 2011 grâce auquel BCE a pu accéder à la haute magistrature suprême.
Présidence: fifty-fifty entre Tunisois et Sahéliens
Là où le bât blesse, c’est que ces premières nominations ont, hélas, des relents éminemment régionalistes. BCE s’est ingénié à faire en sorte que les têtes du législatif et de l’exécutif soient attribuées paritairement à des responsables originaires du Grand Tunis et du Sahel:
– BCE (président de la République),
– Abdelfattah Mourou et Faouzia Ben Fodha, vice-présidents de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), pour Tunis,
– Mohamed Ennaceur, président de l’ARP, originaire d’El Jem
– Habib Essid, chef du gouvernement, originaire de Sousse, pour la région du Sahel.
Ce partage du pouvoir entre Tunis et le Sahel n’est pas nouveau. Il date des anciennes dictatures qui s’étaient relayées à la tête du pays.
Pour mémoire, sur les cinq mandatures présidentielles qu’a connues la Tunisie, depuis l’accès à l’indépendance en 1956, deux sont revenues à deux Sahéliens (Bourguiba et Ben Ali) et deux aux Tunisois (Foued Mebazaa et Béji Caïd Essebsi). Le cinquième, Mohamed Moncef Marzouki, originaire de Kébili (sud de Tunisie), n’a pu accéder à ce poste que provisoirement et grâce à un caprice de l’histoire.
La primature sahélienne
Concernant la primature, cette fonction stratégique, qui succède à celle du grand vizir durant la période beylicale et du protectorat français, a été depuis 1956 le monopole de hauts cadres du Sahel. Sur un total de 15 primatures, 11 ont été occupées par des Sahéliens, 2 par des Tunisois et 1 par un du sud du pays. Pour le Sahel, il s’agit de Habib Bourguiba (1957), Hédi Nouira (1970), Mohamed M’zali (1980), Rachid Sfar (1986), Ben Ali (1986), Hédi Baccouche (1987), Hamed Karoui (1989), Mohamed Ghannouchi (1999), Hamadi Jebali (2012), Mehdi Jomaa (2014) et Habib Essid (2015).
Pour Tunis, Behi Ladgham (1970) et Béji Caïd Essebsi (2011). Et enfin pour le sud, Ali Larayedh (2013).
Le parlement tunisois
S’agissant des présidents du Parlement, ce sont les Tunisois qui ont été les plus nombreux. Sur un total de 9 présidents du Parlement, 5 ont été Tunisois, un Sahélien, un Djerbien, un Nabeulien, un Gabésien. Il s’agit pour Tunis de Slaheddine Baly (1988-1990), BCE (1990), Habib Boularès (1991-1997), Foued Mebazaa (1997-2011), Mustapha Ben Jaafar (2011-2014). Le reste des régions, à signaler pour Gabès, Jalouli Farès (1956), pour Djerba, Sadok Mokaddem (1964-1981), pour le Cap Bon, Mahmoud Messaadi (1981-1987), pour le Sahel, Rachid Sfar (1987-88).
Triomphe de l’idéologie destourienne et RCDiste
Au plan idéologique, l’appartenance politique des têtes du législatif et de l’exécutif fait ressortir, à l’exception du nahdhaoui modéré, Abdelfattah Mourou, un retour spectaculaire des destouriens de Bourguiba et des RCDistes de Ben Ali: BCE (plusieurs fois ministre au temps de Bourguiba, président de la Chambre des députes au temps de Ben Ali); Mohamed Ennaceur (ancien ministre de Bourguiba), Habib Essid (ancien secrétaire d’Etat au temps de Ben Ali) et Faouzia Ben Fodha (ancienne RCDiste) ont été tous de proches collaborateurs des anciennes dictatures.
Ce retour atypique des anciens du PSD et du RCD a amené Hamed Karoui, président du Mouvement des destouriens, à jubiler et à déclarer à une radio privée que «si son mouvement n’a pas remporté les élections, il est toutefois entièrement satisfait que l’idéologie destourienne et RCDiste ait triomphé à travers la victoire de plusieurs de ses militants», allusion bien évidemment à BCE et la compagnie.
Loin de nous de mettre en question la crédibilité des nouveaux gouvernants, il nous semble toutefois qu’il existe, au regard de l’Histoire du pays, des signes inquiétants et que la vigilance doit être dorénavant de mise.