Dans cette deuxième partie, Haykel Ben Mahfoudh évoque les questions du limogeage des cadres du ministère de l’Intérieur, de la création des syndicats sécuritaires, et surtout des dangers de la politisation de ces corps…
WMC : Sur la base de quels critères a-t-on établi la liste des cadres limogés?
Il y a là un double problème: de transparence d’abord et de processus ensuite. Nous ignorons sur quelles bases et pour quelles raisons les décisions de limogeage ont été prises et surtout dans quel cadre. Il fallait dès le départ établir les responsabilités; la justice transitionnelle aurait dû être ce cadre, pour ne pas créer le vide, éviter de déstabiliser l’institution, mais mettre l’appareil sur les rails de la transformation et la démocratisation. Or, rien de cela n’a été respecté.
«Nous ignorons sur quelles bases et pour quelles raisons les décisions de limogeage ont été prises, et dans quel cadre».
Mais au-delà de cet épisode, que je ne considère pas comme étant un tournant dans le processus de transition, il semblerait que la pratique de limogeage ait continué à sévir même après les élections du 23 octobre, parfois pour des raisons justifiées et d’autres pour des raisons ignorées. C’est dire que les mécanismes de gouvernance et de transparence sont encore défaillants, pour ne pas dire déficitaires, ce qui empêche d’asseoir une véritable culture de respect de la loi et des institutions par toutes les parties prenantes.
Parmi les cadres limogés, y en a-t-il qui l’ont été injustement?
Probablement. Mais comment le savoir, si le politique ne rend pas compte de ses décisions et choix au public; et que, par ailleurs, nous avons toujours tendance à considérer la question sécuritaire comme l’apanage du seul pouvoir politique.
«… Nous avons toujours tendance à considérer la question sécuritaire comme l’apanage du seul pouvoir politique».
La réédition est un des principes démocratiques. Lorsqu’un responsable politique prend une décision, il doit la justifier, l’expliquer et surtout en rendre compte aux institutions publiques et surtout à l’opinion publique. Il doit respecter les règles et les procédures, en informer le public et permettre aux personnes qui en sont cernées des voies de recours et de contestation appropriées. Agir comme l’ont fait Rajhi ou Bhiri vide le processus de réforme de sa substance.
Comme vous en faites le constat, les syndicats représentant les différentes catégories de personnel de l’appareil sécuritaire ne se limitent pas à défendre les intérêts matériels et professionnels de leurs adhérents, mais sont de devenus des acteurs politiques à part entière. Ce dérapage ne risque-t-il pas de mettre en danger la démocratie naissante en Tunisie?
Ce que vous appelez «dérapage» a des causes profondes. Le syndicalisme policier a été d’abord greffé sur un corps (l’institution sécuritaire) déjà malade, en tout cas pas démocratique, ce qui présente le risque de rejet (conflit, tension avec le pouvoir politique –exemple juillet 2011 lorsque le Premier ministre de l’époque a qualifié certains syndicalistes ou policiers de primates).
«Le syndicalisme policier a été d’abord greffé sur un corps (l’institution sécuritaire) déjà malade, en tout cas pas démocratique».
Ensuite, c’est un phénomène non structuré à la base, légalement et institutionnellement (faut-il rappeler que les premiers syndicats furent créés avant même la modification de la loi en mai 2011).
Par ailleurs, il s’agissait d’un phénomène –réaction et non à la base de phénomène– revendication (comme devrait l’être tout mouvement syndical). Cette nuance est importante car les policiers qui ont souffert sous l’ancien régime se sont retrouvés, en quelque sorte, rejetés au lendemain du 14 janvier; et il était pour eux capital de se refaire une légitimité.
La politisation vient donc de cette combinaison de facteurs, à laquelle s’ajoute un élément culturel très important: c’est que le syndicalisme policier n’a d’exemple ou de référent que l’expérience syndicale tunisienne de l’UGTT, qui est à la base fortement politisée. Même si le syndicalisme a ses spécificités et reste de type très particulier, pour ne pas dire exceptionnel, il porte nécessairement en lui les germes d’une société fortement politisée (la société tunisienne) et d’une forme de syndicalisme interventionniste dans la sphère publique et politique.
«… Le syndicalisme policier n’a d’exemple ou de référent que l’expérience syndicale tunisienne de l’UGTT, qui est à la base fortement politisée»
Il n’y aura pas de danger tant que le processus politique et de transition démocratique continue à évoluer et à faire sa propre synthèse, pour que chaque acteur, quel qu’il soit, joue son rôle naturel. En revanche, danger il y a si le processus politique n’avance pas et qu’il ne parvient pas à dégager une société politique et des acteurs politiques à la fois structurés et responsables.
Je crois donc qu’il y a tout un travail de rationalisation de l’action syndicale policière à faire en Tunisie pour éviter les dangers des dérives et des excès.