N’en déplaise à certains qui ont recréé la langue de bois mais cette fois-ci version “le peuple a toujours raison et par conséquent, il peut faire ce qu’il veut où il veut et quand il veut“, le Palais de Carthage n’appartient pas au peuple, il appartient à l’Etat et est le symbole de sa souveraineté nationale.
Il n’est pas seulement le lieu de résidence du président de la République en exercice, mais également l’expression du prestige et de l’autorité de l’Etat. Bourguiba l’a voulu imposant et a tenu à y introduire une dimension historique, rappelant les luttes des personnalités qui ont lutté contre l’occupant français. Ce Palais abrite des salles portant les noms de personnalités qui ont joué un rôle dans la lutte pour l’indépendance comme Bourguiba, Abdelaziz Thâalbi et Abou el Kacem Chebbi. Il comprend des salons où l’on organise les réceptions officielles comme celui des ambassadeurs, ou encore le salon bleu où trône une maquette de la mosquée du Prophète à Médine, offerte par le roi Fahd d’Arabie saoudite à la Tunisie.
Quatre ans après le séjour de Marzouki, pouvons-nous considérer ce palais comme encore présidentiel? La question mérite d’être posée car nous nous attendions à ce que le nouveau chef et la nouvelle équipe mettent le tempo en remettant de l’ordre dans ce qui était devenu une cantine. Cela n’a pas été le cas en ce mercredi 14 janvier.
Aucune discipline, un protocole inexistant, aucun respect des us et usages. On voulait faire simple, ce fut réussi point de vue mise en place du décorum, mais comment n’a-t-on pas relevé l’état de délabrement du palais après le départ du provisoire? Pendant 4 longues années, le palais présidentiel a été livré à lui-même sans aucun entretien. Les chaises style Napoléon étaient sales, pleines de taches, des fois cassées, et leur peinture or abîmée. Le plafond de la grande salle de réception du Palais érodée et sa peinture écaillée.
Du temps de Ben Ali, tout comme il y avait des généraux qui veillaient sur la sécurité et le protocole, il y en avait un qui veillait sur l’entretien du palais présidentiel. Nous pouvons certainement reprocher nombre de choses au président parti improprement et de manière impromptue, mais pas de ne pas avoir respecté les us et usages pour la préservation des édifices qui symbolisent la souveraineté nationale. Et ce qui est arrivé mercredi 14 janvier au Palais de Carthage n’est que la résultante d’un laisser-aller de plus de 4 ans et d’un manque de respect manifeste de l’Etat et même de l’absence du sens de l’Etat.
C’est d’ailleurs l’une des raisons que les électeurs et principalement les électrices ont choisi d’élire Béji Caïd Essebsi, c’est pour retrouver l’Etat et non pour continuer sur la lancée populiste initiée par le provisoire!
Et c’est là où l’équipe du Président en exercice aujourd’hui s’est trompée. Lorsqu’on prend le pouvoir, on annonce le ton et on lance notre propre tempo. Lorsqu’on gagne les élections, on coupe avec le passé et on n’entre pas dans le jeu de la courtisanerie, mais cette fois-ci en direction du «Peuple». Dans tous les pays du monde, les peuples élisent et les élus décident en leurs noms. Comptons-nous lancer de nouvelles traditions en Tunisie? Celles des élites suiveuses?
Le 14 janvier à Carthage, il y avait même des défaillances sécuritaires!
Des extraits d’un témoignage très édifiant sur Facebook et qui se passe de commentaire, celui de Nawal Skandrani, femme de culture reconnue et ancienne directrice du Ballet national bannie par l’ancien régime pour lui avoir résisté. «… L’invitation à la célébration du 14 janvier était pour 11h, mais nous avons été priés de nous présenter à 10h. J’arrive à 10h10, il y a une petite file de voitures. Je fais la manœuvre pour me mettre dans la queue, mais un homme en civil de la sécurité me fait signe de passer sur la gauche, donc de couper la queue. Surprise, j’ouvre la vitre pour lui présenter l’invitation, mais il me fait signe de passer, en me demandant en riant : “Vous êtes Madame…?”, «Madame Skandrani» ; “Ah, très bien, allez-y, vous savez, on est un peu débordé…”Bon, je rentre donc au Palais sans avoir montré l’invitation et/ou ma CIN. Bizarre –Madame SKandrani aurait pu être un personnage dangereux mais apparemment depuis Marzouki la confiance règne (sic).
Nous sommes orientés vers le parking, une voiture nous attend pour nous conduire à l’entrée du Palais. Nous traversons le hall et nous sommes accueillis par des hôtesses très polies qui me demandent mon nom… et si je suis députée:). “Non, artiste”. “Ah, alors c’est par là”. Il y avait déjà du monde. J’ai vite compris que la salle était répartie en carrés. Celui des personnalités politiques, celui des membres du gouvernement, celui des députés, celui du Corps des Armées, celui des diplomates et celui des familles des martyrs de la Révolution, bien visibles avec les photos de leurs proches, assis, bien installés, contents et dignes. Au début, étaient une vingtaine approximativement, des hommes âgés, des femmes, des adolescents. 10h30 et je trouve enfin une place… en milieu de salle, sur la droite, au niveau de la porte d’entrée. A ma gauche, dans l’allée centrale, la dernière rangée du Corps des Armées, et sur l’aile de gauche des membres des familles des martyrs. Les autres sont juste la rangée en dessous, dans l’aile du milieu.
Les gens continuent d’arriver. La rangée devant moi est occupée par des diplomates… 10h50 : les retardataires continuent d’arriver…».
La bande des retardataires arrive à 11h, auraient-ils bouleversé la cérémonie du 14 janvier sur commande?
Nawel Skandrani continue son témoignage: «11h05: la salle est pleine, tout le monde assis. La Garde présidentielle arrive sur le podium. Et tout d’un coup, de la porte d’entrée, arrive un groupe d’une cinquantaine de personnes, toutes des femmes, familles des victimes visiblement. Qui avec un portrait, qui portant un tout petit bébé dans les bras et, à leur tête, un jeune mec, maigre et sec, l’air de vouloir en découdre. Ils ont l’air fâché et râlent car il n’y avait plus de chaises disponibles. Le service du Protocole reste calme et répond qu’ils vont trouver une solution. BCE arrive, tout le monde se lève pour écouter l’Hymne National, puis 10 mn de Coran… Pendant tout ce temps, le groupe arrivé en last call est très remonté, malgré le fait que des chaises ont été ramenées pour asseoir au moins une partie des femmes avec ou sans bébés. Ensuite c’est le discours du président, qui dure environ 20 mn.
Pendant tout ce temps, le petit mec agité et tout de noir vêtu continue son cirque et interrompra à 3 reprises le discours de BCE en l’interpellant par des : “Ya Caid Essebsi!»… “Ya Saïd El Rais!”. Le service du Protocole gère avec calme, discrétion et fermeté: “Ne coupez pas le discours, après la cérémonie vous parlerez au président”, etc.
Après le discours, c’est les décorations. Abassi, Bouchamaoui… et c’est là qu’il y a eu explosion: le petit mec vire une des femmes et monte sur sa chaise, interpelle le président de la République et lance en mezza-voce aux femmes: “Haya!”. Au quart de tour, la cinquantaine de femmes se lancent en chœur à lancer des cris, à se frapper la poitrine, à pleurer et brandir les photos de leurs martyrs. BCE s’adresse de loin au groupe, faisant signe, si j’ai bien compris, de patienter…»
Les insurgés avaient un Maestro
«Le petit mec chauffe sa troupe, le ton monte… Les députés se lèvent et créent un mur de protection. Nous derrière, étions débordés. Certains diplomates prennent peur et cherchent une sortie. Je parle avec une des femmes: “Pourquoi maintenant? Ce président vient d’être élu, il y aura un nouveau gouvernement dans quelques jours. Vous avez raison, 4 ans sans réponses et sans considération, mais c’était la Troïka qui était au pouvoir. Est-ce que Marzouki vous a écoutés? Fait quelque chose pour vous? Et le ministre de la Justice transitionnelle? C’était Dilou non? Vous avez oublié comment ils vous a traités il y a 2 ans quand vous faisiez un sit-in?” (Ah Dilou, j’oubliais que pendant tout ce temps, il était là, un grand sourire à la Jebali sur la face)… “On ne veut plus attendre! Et pourquoi ils décorent Abassi avant nous? Et pourquoi eux ont été invités et pas nous?”. Elle me désigne du doigt les familles des martyrs que j’avais vues en entrant. “Nous, comme des chiens, on était là à 4h du matin, devant le Palais, dans la rue et ils nous ont fait entrer à la dernière minute!” “Ah bon, depuis 4h du matin?”… Curieux, j’étais passée 2 fois le matin devant le Palais, et je n’avais rien remarqué…
Et tout d’un coup, une pression énorme. On est poussé de tous les côtés.
Le petit mec pousse sa troupe vers le podium, le tout petit bébé est en pleurs, congestionné et tout rouge, mais sa mère continue de hurler. Entre-temps, BCE est parti, fâché. Mais ça je l’apprendrai par la suite, car nous derrière on ne voyait plus grand-chose de ce qui se passait sur le podium. Et puis, soudainement le calme. Que s’est-il passé? Les portes-fenêtres ont été ouvertes et le Protocole propose aux invités de se rendre sur la terrasse qui donne sur la mer (spectaculaire, je comprends que MMM n’ait plus voulu partir), pour le buffet.
Et tout d’un coup, ce beau monde se précipite pour jouir des biens terrestres:
Oublié les slogans, les cris, les pleurs: tout n’est plus que luxe, calme et volupté pour célébrer une belle journée.
Le charme rompu, les agitateurs profitent des biens terrestres…
J’aperçois le petit mec avec une assiette pleine à ras-bord, la dame au bébé se faisant prendre en photo avec Ghannouchi, une autre qui discute avec un député, d’autres qui se font des selfies avec vue sur mer… et, cerise sur le gâteau, ceux qui, à tour de rôle, se font prendre en photo sur le fauteuil du président. La salle de la cérémonie est sens-dessus-dessous: les tapis en boule, les chaises renversées…
Ce que je pense de tout cela? Sachant que je ne peux donner un avis que sur ce que j’ai vu:
1- Le groupe arrivé en last call n’était probablement pas sur la liste des invités puisque les familles des martyrs invités étaient installées à 10h30. Si cela s’avère vrai, comment et qui les a fait entrer? On parle quand même du palais présidentiel.
2- Le petit mec et sa manière de conduire la mise en scène n’a rien à voir avec les familles des martyrs. C’est un mercenaire de la mise en scène (je rappelle que je suis chorégraphe).
3- Tout ça respire la manipulation. Et je précise que je ne suis membre d’aucun parti, que j’ai voté UPT/Massar aux législatives, voté H. Hammami au 1er tour et BCE au 2ème tour de la présidentielle.
4- Il reste que ce qui s’est passé confirme, pour ceux qui en doutent, y compris et surtout chez Nidaa, que la Justice transitionnelle est un des premiers grands chantiers.
Il n’y a pas de futur pour un peuple et un pays qui tente de noyer son passé dans l’oubli. C’est la porte ouverte à tous les dangers».
Voilà, c’était le témoignage vivant de Nawal Skandrani.
Ce qui est encore plus dangereux, c’est que la sécurité présidentielle a été dépassée, que les émeutiers auraient pu avancer rapidement dans la salle et attaquer le président de la Tunisie, que les familles des martyrs n’auraient pas dû être invitées au Palais et que les élections devaient rompre avec les nouvelles pratiques.
Ce qui est désolant, c’est que nous réalisons tout d’un coup l’amateurisme de certaines personnes dans le cabinet présidentiel qui n’ont pas assuré. Le discours du président était très long, la préparation de la cérémonie presque improvisée et le cérémonial du Palais de Carthage absent.
Ce qui est déprimant, c’est l’absence de réactivité autant chez les chargés du protocole, au niveau du corps sécuritaire, et d’anticipation chez l’équipe présidentielle.
Dommage, nous nous attendions à beaucoup mieux. Nous réalisons aujourd’hui que le Palais de Carthage n’est pas aussi présidentiel qu’on le pensait!