L’aquaculture, une “schizophrénie française”

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élevage de poissons prés de Marseille, dans le sud de la France, photographié le 12 janvier 2012 (Photo : Boris Horvat)

[30/01/2015 12:03:08] Paris (AFP) Mal vue, empêtrée dans la bureaucratie, et pourtant souvent high-tech, l’aquaculture reste confidentielle en France, alors que la deuxième puissance maritime mondiale importe la majorité de sa consommation de produits de la mer.

“Il y a une vraie schizophrénie française: la consommation de poisson a augmenté de 50% en dix ans, mais nous ne sommes autosuffisants que pour 20%. Il n’y a pas les politiques pour qu’on puisse produire”, tempête Jean-Sébastien Bruant.

Ce pisciculteur de l’île d’Oléron en sait quelque chose: 40 millions d’alevins de daurades éclosent chaque année dans sa ferme. Ils seront exportés à 90% vers le bassin méditerranéen.

Nés grâce à des technologies de pointe, ces poissons grossissent ensuite en Grèce, Turquie ou Espagne. Qui les revendent à la France une fois arrivés à maturité.

D’où un déficit commercial énorme pour le secteur des produits aquatiques: 3,6 milliards d’euros en 2013. La France importe 80% de sa consommation de produits marins issus de l’élevage.

Il pourrait difficilement en être autrement: aucun élevage de poissons marins n’a vu le jour en France depuis 15 ans, selon l’INRA. Ceux qui existent couvrent seulement 15 hectares du territoire métropolitain, dont cinq en mer.

Les poissons d’eau douce ne sont pas mieux lotis. La production de truites a diminué de près de moitié en quinze ans, selon le Comité interprofessionnel des produits de l’aquaculture (CIPA).

Pourtant, l’aquaculture explose au niveau mondial. La production a doublé entre 2000 et 2012, atteignant 90 millions de tonnes.

Pour la première fois en 2014, le poisson vendu sur le marché mondial est venu en majorité de l’aquaculture et non de la pêche, selon la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation).

L’Asie, Chine en tête, produit 90% des produits marins d’élevage, contre 2% pour l’UE.

– Concurrence avec le tourisme –

Mais la concurrence du poisson chinois bon marché n’est pas la seule explication du retard de la France.

La géographie de l’Hexagone ne facilite pas l’installation d’élevages de poissons marins, avec une côte Atlantique sujette aux tempêtes et des fonds peu profonds.

En Bretagne et en Manche, les eaux sont trop froides l’hiver pour élever des bars et des daurades, explique Olivier Poline, responsable aquaculture de la plateforme d’innovation Nouvelles Vagues, à Boulogne-sur-Mer.

La Méditerranée est plus propice mais “il y a des problèmes d’accès aux terrains, car on préfère privilégier le tourisme”, ajoute-t-il.

Ainsi la Corse n’élève que 1.500 tonnes de bars et daurades par an, alors qu’elle a le potentiel pour 10.000, regrette le spécialiste.

Surtout, les entreprises doivent faire face à moultes “réglementations sanitaires et environnementales, alors que ce sont souvent de petites exploitations avec une capacité d’investissement limitée”, déplore Marine Levadoux du CIPA.

“Pour créer un nouveau site en France, c’est l’aventure”, résume Marc Lamothe, le président du même syndicat.

Le gouvernement le reconnaît aussi: “la situation n’est pas normale et le dispositif auquel nous sommes parvenus est trop complexe”, soulignait en novembre Alain Vidalies, le secrétaire d’Etat à la pêche, devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale.

“La pisciculture fait les frais de sa petite taille. La réglementation est faite sans tenir compte des éleveurs”, estime Marc Vandeputte, chercheur à l’INRA.

Les investisseurs restent frileux. La pisciculture, à la merci de la moindre épidémie dans un élevage, est “une activité avec un retour sur investissement assez lent”, souligne Thierry Missonnier, directeur du pôle de compétitivité Aquimer, à Boulogne-sur-Mer.

– Maternité aquatique –

Localement, des craintes de pollution par les rejets d’élevage sont souvent invoquées pour refuser de nouveaux sites. “On part d’une très petite production, donc le moindre accroissement est suspecté de causer des dommages irréversibles. C’est un peu exagéré”, selon M. Vandeputte.

Un avis partagé par le président de France Nature Environnement, Denez L’hostis, pour qui l’aquaculture “n’est pas à éliminer d’un revers de manche”.

Les élevages de poissons marins sont soumis à des études d’impact très poussées pour qu’il y ait assez de courant et de profondeur pour disperser leurs déjections.

A l’heure actuelle, tous les sites existants respectent ces critères et n’ont “pas beaucoup de densité de poisson”, assure M. Poline.

Malgré ces difficultés, le point fort de la France reste la technologie.

La ferme marine du Douhet, sur l’île d’Oléron en est un exemple éclatant. Construite sur un ancien élevage ostréicole, l’entreprise est aujourd’hui l’une des plus grandes écloseries d’Europe.

Cette maternité aquatique “fait naître les bébés poissons mais aussi leurs biberons”, du zooplancton nourri par des algues cultivées dans des laboratoires aseptisés, surveillées comme le lait sur le feu par des employés ultra-spécialisés, explique Jean-Sébastien Bruant.

Quinze ans de prévention sanitaire minutieuse ont fait chuter drastiquement le taux de mortalité des alevins, sans utiliser d’antibiotiques.

Un enjeu financier important: les microscopiques daurades, très vulnérables aux germes, sont facturées à la pièce.

Pour les protéger, l’eau de mer pompée pour faire fonctionner le site est pasteurisée, filtrée et soumise aux rayons ultra-violets.

Le tout fonctionne en circuit fermé, sur la terre ferme, un système qui recueille de plus en plus de suffrages.

“On recycle l’eau, que l’on peut refroidir ou réchauffer. On peut aussi récupérer les rejets et les boues pour les transformer en engrais pour l’agriculture”, explique Olivier Poline.

Meralliance, le plus gros producteur de saumon fumé français, espère commencer à produire des saumons dans un élevage de ce type début 2017, près du port breton du Guilvinec.

Près de Dunkerque, le plus gros élevage français de bars et daurades, Aquanord, fonctionne grâce à l’eau chaude rejetée par la centrale nucléaire de Gravelines. Les circuits d’eau, très surveillés, évitent la partie radioactive de l’installation.

– Haut de gamme –

L’avenir pourrait aussi prendre la forme de plateformes off-shore, à une centaine de kilomètres des côtes, qui élèveraient en symbiose poissons, algues et coquillages.

Le secteur travaille aussi à améliorer la nourriture des élevages. Actuellement composée de farines à base de poissons sauvages, elle menace la survie des stocks en mer.

“Nous travaillons sur de nouvelles matières premières: protéines et huiles à base d’algues ou farines d’insectes riches en protéines”, explique Olivier Poline.

L’INRA (Institut national de la recherche agronomique) essaie d’adapter la génétique des poissons à ces nouveaux aliments.

“La recherche est performante mais c’est difficile de passer le cap au niveau économique”, résume Thierry Missonnier, qui “compte bien mobiliser” les fonds alloués à la France par Bruxelles dans le cadre de la nouvelle Politique commune des pêches.

Un “plan stratégique” national est en préparation. Il table notamment sur la qualité des produits . “On ne pourra jamais avoir une production de masse et concurrencer les Chinois. Il faut aller vers le haut de gamme”, préconise M. Missonnier.

Reste à convaincre les consommateurs que les poissons d’élevages sont aussi goûteux que leurs congénères sauvages. C’est la “différence entre un faisan et un poulet de Bresse”, assure M. Bruant. A Oléron, il n’hésite pas à faire goûter ses daurades à des chefs.