économiste Thomas Piketty à Tokyo le 31 janvier 2015 (Photo : Toshifumi Kitamura) |
[03/02/2015 09:55:06] Tokyo (AFP) Au top des ventes dans les librairies tokyoïtes, “Le capital au XXIème siècle”, imposant ouvrage de l’économiste français Thomas Piketty, suscite une exceptionnelle curiosité au Japon où les inégalités s’accroissent dangereusement.
Avec ses 760 pages et un prix de 5.940 yens (45 euros), ce pavé d’un quadragénaire dont les experts nippons saluent “l’érudition malgré la jeunesse” est même un sujet de discussion au Parlement japonais, en même temps que le thème de plusieurs livres de vulgarisation.
“Introduction à Piketty pour les Japonais” de Nonuo Ikeda prétend ainsi en faire “comprendre les principaux points en 60 minutes”. Sorti le 25 décembre, il en est déjà au 5e tirage, presque autant que son rival, “Initiation à Piketty”, de Mieko Takenobu (7e tirage).
Tout le monde semble s’intéresser à Piketty au point qu’on l’a vu répondre en direct vendredi aux internautes dans un programme spécial du populaire site de vidéo Nico Nico.
Il faut dire que sur le million d’exemplaires du “Capital au XXIe siècle” vendus dans le monde, plus de 130.000 l’ont été au Japon en moins de deux mois.
– Un pavé dans le jardin d’Abe –
M. Piketty a passé quatre jours dans l’archipel où il a été reçu comme une star américaine. Entre une conférence à la prestigieuse Université de Tokyo (Todai) et une séance de dédicaces chez Maruzen (immense librairie de Tokyo), le brillant Français, qui a refusé récemment la Légion d’Honneur, n’a cessé d’alimenter la chronique.
C’est que M. Piketty, harcelé de questions sur les “abenomics”, a fini nolens volens par critiquer la politique économique et fiscale du Premier ministre Shinzo Abe.
“Autant que je puisse en juger, l’augmentation de la TVA intervenue l’an passé au Japon n’a pas été un succès en termes de croissance et je ne suis pas certain que ce soit la bonne direction à suivre”, a-t-il déclaré.
M. Abe n’ignore pas la popularité de M. Piketty et l’Asahi Shimbun titre même que cela le titillerait un peu. Mais, au lieu de contrer les thèses de l’économiste que lui résument ses conseillers, il s’ingénie à en chercher les points communs.
“Même M. Piketty ne nie pas l’importance de la croissance économique. Ce qui est important, c’est la façon dont les fruits d’une croissance ferme sont redistribués”, a insisté le chef du gouvernement jeudi lors d’un débat en commission du budget de la chambre basse.
– Une analyse que les Japonais attendaient –
Il n’empêche, la principale formation d’opposition, le Parti démocrate du Japon (PDJ) et la presse du même bord de centre gauche s’en donnent à coeur joie.
Après une page complète en décembre, l’Asahi Shimbun a encore consacré une demi-page au nobélisable Piketty mardi et plusieurs autres articles juste avant.
Quant aux dirigeants du PDJ, ils ne sont pas peu fiers d’avoir rencontré l’homme en personne vendredi.
Ils étaient d’autant plus contents que le Français abonde dans le sens du président du parti, Katsuya Okada, pour qui “le Japon n’est plus la société des 100 millions d’individus de classe moyenne”.
“En effet, la part de revenus des très riches augmente, certes pas au niveau des Etats-Unis mais plus qu’en Europe, et ce n’est pas la peine d’attendre que cela s’aggrave encore pour commencer à s’en préoccuper”, a souligné M. Piketty samedi.
“C’est précisément parce que le Japon se rapproche des Etats-Unis que le livre de Piketty intéresse tant ici”, analyse Yukifumi Takeuchi, professeur au Centre des études asiatiques d’une université de Gifu.
“Sans compter que les Japonais respectent avec admiration les érudits français, qu’il est un bon vulgarisateur dont le discours très humain et plutôt facile à comprendre interpelle”, ajoute ce sociologue.
Dans un Japon dominé par le parti conservateur de M. Abe qui martèle que les “abenomics sont la seule voie” en se prévalant du soutien de la population, fût-il obtenu par défaut aux législatives de décembre, beaucoup se félicitent que le livre de Thomas Piketty arrive en contre-point pour réveiller le débat endormi sur les inégalités et la pauvreté.