Quatre ans après le soulèvement populaire, un certain 14 janvier 2011, des organisations non gouvernementales «droit-hommistes» locales et internationales ont publié, en ce début du mois janvier 2015, des rapports accablants sur la persistance, en Tunisie, de l’injustice et de la torture, après «la révolution».
Selon ces rapports, quatre institutions en sont responsables, à savoir les tribunaux militaires, la police, la justice et le corps médical.
Un de ses rapport a émané l’ONG Human Rights Watch. Intitulé «Une justice défaillante: lacunes des procès des auteurs d’exécutions extrajudiciaires en Tunisie pendant le soulèvement», ce rapport, fondé sur des entretiens approfondis avec des avocats, des familles de victimes et des membres du système judiciaire militaire, analyse les limites des efforts déployés par la Tunisie pour traduire en justice les personnes responsables du recours excessif à la force par la police entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011.
Justice : moult défaillances
Human Rights Watch estime que «les efforts de la Tunisie pour faire rendre des comptes en justice aux auteurs d’exécutions extrajudiciaires, pendant le soulèvement populaire, il y a quatre ans, ont été anéantis par des problèmes juridiques ou liés à la procédure d’enquête et n’ont pas permis de rendre justice aux victimes.
L’ONG ajoute qu’«à l’exception de la peine de prison à perpétuité prononcée par contumace à l’encontre de l’ex-président Zine El Abidine Ben Ali, le long processus qui s’est déroulé devant des tribunaux militaires n’a produit que des verdicts cléments, voire des acquittements, pour les personnes qui étaient accusées d’avoir causé la mort de manifestants».
Elle précise que «ce processus a été entaché de graves lacunes. Lors de la phase initiale de l’enquête, l’accusation n’a pas été capable de recueillir d’importants éléments de preuve. La loi ne contient pas la notion de «responsabilité de commandement», selon laquelle des personnes qui occupent une position de commandement dans le civil, dans la police ou dans les forces de sécurité, peuvent être tenues responsables de crimes commis par leurs subordonnés».
L’ONG met en doute l’indépendance de la justice militaire devant laquelle 53 personnes dont deux anciens ministres de l’Intérieur et des fonctionnaires de haut rang de ce département ont été jugées. «Malgré quelques réformes effectuées en juillet 2011, lit-on dans le rapport, le système judiciaire militaire tunisien demeure sous le contrôle de l’exécutif et ne peut pas être considéré comme indépendant. Les 53 accusés ont comparu devant trois tribunaux militaires de première instance, dont les jugements ont ensuite été examinés par la cour d’appel militaire, aux termes d’une loi datant de plusieurs décennies qui dénie aux tribunaux civils la compétence de statuer dans des procès engagés contre les forces de sécurité dans certaines situations».
«En conséquence, écrit Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch, quatre ans après le soulèvement populaire, justice n’a toujours pas été faite pour de nombreuses victimes».
Tous les espoirs placés dans la justice transitionnelle
Pour remédier l’ensemble de ces défaillances, Human Right Watch place tous ses espoirs dans la justice transitionnelle: «La loi de décembre 2013 donne à l’Instance de vérité et de dignité le pouvoir de réexaminer les affaires relatives au soulèvement traitées par les tribunaux militaires et de les renvoyer devant les Chambres spécialisées pour un nouveau procès. Ceci crée la possibilité que des accusés -qui ont été acquittés ou ont purgé leur peine- soient de nouveau jugés pour les mêmes crimes», note le rapport. Puis, «la réouverture de ces dossiers peut constituer un moyen de corriger les lacunes apparues dans le processus engagé devant les tribunaux militaires et de rendre justice aux victimes. Mais la réouverture de procès ne devrait être autorisée que lorsqu’elle satisfait aux normes internationales concernant les exceptions acceptables à la règle de l’interdiction de la double incrimination».
Pour mémoire, rappelons que «les réouvertures de procès sont autorisées si de nouveaux éléments de preuve ont été découverts qui permettent d’engager la responsabilité pénale d’un individu dans la commission du crime, ou si un réexamen minutieux des précédents procès a montré qu’ils n’ont pas été menés de manière indépendante ou impartiale».
Au rayon des recommandations, l’ONG suggère au Parlement tunisien d’amender le code pénal pour y introduire une disposition sur la notion de responsabilité de commandement, et réduire les compétences des tribunaux militaires pour en exclure toutes les affaires dans lesquelles l’accusé ou la victime est un civil, a affirmé Human Rights Watch. «La disposition sur la responsabilité de commandement permettrait d’éviter que des personnalités politiques ou militaires de haut rang soient exemptées de devoir répondre de crimes commis par leurs subordonnés».
La torture sévit toujours en Tunisie
De leur côté, les ONG -Action des chrétiens contre la torture (ACAT) et Freedom Without Borders (FWB)- ont publié un rapport intitulé «Tunisie: justice, année zéro». Ce rapport montre notamment que «l’impunité des forces de police est la cause principale de la persistance du phénomène tortionnaire dans le pays».
Pour Hafedh Ghadoun, président de Freedom Without Borders, «la persistance de l’impunité est une trahison de la révolution, et sans justice, la démocratie tunisienne restera une coquille vide».
Le rapport considère que parmi les principales causes du phénomène tortionnaire en Tunisie figurent la tendance fâcheuse des agents de police à recourir à la force pour obtenir des aveux ainsi que l’impunité des tortionnaires.
«Sur les centaines de plaintes déposées, lit-on dans le rapport, ces dernières années par des victimes torturées avant ou après la révolution, aucune n’a donné lieu à une sanction satisfaisante. Certaines plaintes déposées ne sont même pas enregistrées. Les enquêtes diligentées ne le sont que tardivement et se résument souvent à quelques investigations avant d’être abandonnées de facto».
Les deux ONG s’en prennent également aux juges qui, d’après elles, participent, eux aussi, à l’impunité dont jouissent les tortionnaires. «Les rares procès qui sont arrivés à leur terme n’ont donné lieu qu’à des peines légères par rapport à la gravité des crimes. Cela est dû au fait que les juges retiennent dans la majorité des cas la qualification de “délit de violences“ plutôt que celle de “crime de torture“».
«La justice tunisienne n’a prononcé qu’une condamnation pour torture assortie d’une peine très légère de deux ans de prison avec sursis», selon Hélène Legeay, responsable Maghreb et Moyen-Orient à l’ACAT, avant de souligner qu’«à ce jour, aucun juge ni médecin n’a à été poursuivi alors qu’ils ont été nombreux à aider les tortionnaires à camoufler leurs crimes».
L’ACAT et FWB adressent 30 recommandations aux autorités tunisiennes. Parmi ces mesures figurent entre autres la création d’une police judiciaire spécialisée dans les crimes de torture et la poursuite judiciaire des magistrats et des médecins qui se sont rendus complices de torture en omettant de constater des sévices.
A bon entendeur.