Mehdi Jomaâ : «Nous avons été le premier gouvernement tunisien à oser faire face frontalement à la contrebande» (Partie I)

«J’ai l’impression que l’on survole mon CV sans le lire, on oublie très souvent que j’ai opéré dans des secteurs d’activités liés non seulement à l’Industrie Aéronautique mais aussi à la Défense, à l’énergie et à celles à fort contenu technologique, ce qui me permet de pouvoir naviguer en eaux mêmes troubles».

En fait, Mehdi Jomaâ, n’a pas été qu’un ingénieur talentueux sollicité par des firmes d’envergure internationale, il a pu approcher grâce à ses compétences et ses hautes qualifications des postes de grande importance dans les activités Aéronautiques et de Défense dans nombre de pays tels la France et les Etats-Unis.

Sous son air aimable, c’est un homme déterminé, perspicace et de grande intelligence. C’est ce qui en fait un stratège et un tacticien hors pair et c’est ce qui lui a surtout permis de gérer un pays en plein chaos pendant une année et de le remettre «tout entier» entre les mains d’un gouvernement élu.

Entretien

mehdi-jomaa-122013.jpgEn fait nous commencerons l’entretien par l’épilogue du mandat Mehdi Jomaa couronné par la remise d’un document riche en informations basé sur des diagnostics, des audits, des stratégies et des visions élaborées par chaque ministère. C’est une sorte de feuille de route que vous avez légué à votre successeur. Quel en était le but?

Mehdi Jomaa : Tout d’abord, notre pays ne peut plus continuer à fonctionner de la manière dont il a fonctionné tout au long de ces quatre dernières années. Les gouvernements se sont succédé sans qu’il y ait de véritables passations impliquant la transmission des études, des stratégies et des diagnostics établis par les prédécesseurs. Nous ne pouvions donc pas parler de la continuité de l’Etat. Chaque gouvernement qui arrive devait redémarrer de zéro.

Pour pallier à cet état des choses, nous sommes partis de deux constats. Premièrement, nous n’avons pas besoin de travailler avec une armée de conseillers. Dans le gouvernement que j’ai présidé, il y avait un nombre très limité de conseillers. Tout le monde l’a réalisé lors de la passation, ils n’étaient que 4 dont un qui ne l’était pas mais faisait partie des structures du Premier ministère. Notre approche consistait à travailler directement avec les départements ministériels et pas à travers une armada de conseillers.

Dans les pays développés, dans les Etats démocratiques qui ont la tradition de la relève du pouvoir politique, l’Administration est le nerf de la guerre, elle se doit d’être compétente et dépositaire du savoir de l’Etat. Par conséquent, même lorsque le premier responsable est désigné ailleurs ou lorsqu’arrive une nouvelle force politique pour gérer les affaires du pays, ce sont les hauts fonctionnaires -généralement très qualifiés et bien rémunérés- qui sont confortablement installés dans la durée, qui n’ont pas de couleurs politiques, qui assurent la réussite de la relève et la continuité de l’Etat.

Certaines personnes n’ont pas saisi cette approche, la réponse était tout simplement d’être quotidiennement en contact direct avec l’Administration. Les ministres arrivent et partent, les chefs de gouvernement aussi mais l’Administration et l’Etat restent et le seront toujours.

Le deuxième facteur qui m’a incité avec mes équipes à transmettre, si vous me permettez l’expression, ces “feuilles de route“, c’était qu’à chaque fois qu’un gouvernement arrivait, il devait tâtonner, deviner, inventer, et réinventer les diagnostics, les stratégies et les lignes de conduite. Ceci se traduit en beaucoup de perte de temps et c’est un temps incalculable.

Donc, nous consentons énormément d’efforts et de temps à la recherche de faits évidents. Constats, diagnostics et approches, qui se sont normalement accumulés par force de temps et d’exercice. J’estime en toute honnêteté que ces documents sont indispensables. Ils expriment un cumul d’expériences, pour l’efficacité de l’Etat et pourraient accélérer le démarrage de chaque gouvernement au fait des toutes les informations utiles et des stratégies à suivre dans chaque département.

Est-ce une décision de dernière minute?

Non, cela n’a pas été le cas. Nous y avons plutôt pensé dès nos prises de fonctions. Au démarrage de notre exercice, toute l’activité du gouvernement a été retracée de bout en bout. Ces documents que j’ai soumis à Monsieur Habib Essid, actuel chef du gouvernement, est le condensé d’une année de travail. Ce sont les rapports des CIM (Conseils interministériels), un recueil de toutes les décisions, les réunions, les décrets et les réunions que nous avons tenues.

Parallèlement, nous y avons introduit le fruit de tout un travail de réflexion mené sur toute l’année précédente. Certaines actions que nous devions réaliser ont été exclues et d’autres concrétisées. Nous avons surtout voulu communiquer notre vision de la marche à suivre pour que notre pays soit remis sur les rails. Ceci, bien entendu en toute humilité. Transmettre des documents qui peuvent servir de bases de travail est une tradition qui n’existe pas dans tous les pays du monde.

Dans les pays développés et démocratiques, cette tradition existe et les courroies de transmission sont les dispositifs de l’Etat, l’institutionnel et l’administratif. C’est très important pour l’efficacité de tout gouvernement qui prend la relève.

Nous avons fait un autre constat. C’est que les écrits dans nos institutions se limitent aux notes administratives. C’est généralement contraignant. Par contre, si vous demandez à un fonctionnaire s’il a consigné la décision pour l’engagement d’une action, il vous répond que “oui“ mais vous n’en trouvez pas trace. Le réflexe de la relève n’existait pas dans notre pays tout comme le devoir de mémoire. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai pris la peine de déposer une copie des documents transmis à la bibliothèque nationale, c’est la mémoire de l’Etat.

Monsieur le chef du gouvernement, la feuille de route qui vous a été soumise lorsque vous avez été plébiscité au bout d’un long périple entre partis politiques et quartet n’était-elle pas éminemment socio-économique? C’est-à-dire remettre d’aplomb un pays qui naviguait à vue?

Tout d’abord, une précision: personne ne m’a parlé d’économie lorsque j’ai été choisi en tant que chef du gouvernement. La feuille de route tracée par le quartet était la conséquence d’une crise politique dans lequel se débattait le pays depuis des mois. Appel a donc été fait aux technocrates pour régler une crise politique. La priorité était d’ordre politique parce qu’il fallait mener le pays dans sa dernière phase de transition démocratique et assurer des élections libres, les organiser, réinstaurer sécuriser et assurer un climat adéquat pour réussir l’étape. Nous avons tendance à l’oublier mais c’est ce que stipulait la feuille de route. Nous avons quand même décidé d’assurer notre mission dans la gestion des affaires de l’Etat tous azimuts.

Aujourd’hui, de par la Constitution de la deuxième République la plus grande partie de l’exécutif relève de la responsabilité du gouvernement. Gérer un Etat n’est pas une mince affaire. Nous nous sommes par conséquent attelés à en définir les contours et nous avons commencé par effectuer un audit économique et financier pour faire le bon diagnostic et ne pas agir à l’aveugle.

Nous avons relevé des problèmes profonds, qui touchent l’économie en profondeur. Des problèmes conjoncturels du fait des troubles dont souffre la Tunisie tout entière et qui n’ont pas cessé depuis la révolution, sans oublier la crise économique à l’international et pour être tout à fait franc sans omettre le fait que les problèmes économiques en Tunisie sont structurels et datent des 3 dernières décennies.

Nous avons quand même assumé cet état de chose en étant conscient que nous ne pourrions pas métamorphoser le pays en un clin d’œil. L’économie n’occupait pas une place de choix dans la feuille de route, ceci ne nous a pas empêchés d’initier le dialogue national sur l’économie. Nous avons d’ailleurs transmis tous les rapports concernant ce dialogue à nos successeurs pour qu’ils aient les sons de cloche de tous les intervenants, qu’il s’agisse de partenaires sociaux, de partis politiques ou de la société civile.

Oui mais ne pensez-vous pas que le dialogue national sur l’économie était une perte de temps et qu’il revenait au gouvernement aussi provisoire soit-il de prendre les grandes décisions?

Je ne suis pas d’accord avec vous, j’estime qu’il est important d’être à l’écoute et de prendre connaissance de tous les points de vue avant de décider. Nous prenons des décisions en tant qu’exécutif. Nous étions conscients qu’il nous revenait à nous de décider, mais il y avait également l’obligation de saisir les subtilités de toutes les problématiques socioéconomiques et d’entendre tout le monde. La phase d’écoute est très importante.

En ce qui me concerne, avant de prendre toute décision, je commence automatiquement par écouter les opinions des uns et des autres parce ce que c’est ainsi que l’on peut construire. Cela nous permet de faire mûrir les idées, d’évoluer dans nos choix et de bien réfléchir avant la décision finale. Une fois les idées claires, c’est nous qui décidons. Il y en a qui sont réceptifs, qui comprennent la philosophie du processus décisionnel et d’autres qui sont mécontents. Mais un gouvernement doit pouvoir trancher lorsqu’il s’agit de l’intérêt national, sinon il reste dans l’immobilisme et l’indétermination. Je suis persuadé que pour pouvoir gérer les deux années à venir, que pour avancer, le prochain gouvernement devrait avoir beaucoup d’audace et de courage décisionnel. Sinon rien ne marchera.

Vous savez, quand vous avez un groupe d’une centaine d’intervenants autour de vous, vous ne pouvez jamais les satisfaire tous en même temps. C’est un cercle vicieux, et si vous ne tranchez pas, cela ne s’arrêtera jamais.

Au bout de plus d’une année d’exercice, comment jugez-vous l’économie de notre pays aujourd’hui?

Sur le plan économique, je pense que les choses sont plus claires. Nous avons de sérieux problèmes. Nous avons des points forts mais des défaillances de taille. C’est une économie qui stagne, une administration qui n’a pas su suivre, un Etat qui n’a su ni assumer ni fait évoluer son rôle de l’Etat providence à l’Etat régulateur. Ses finances sont usées depuis la révolution à cause d’une baisse de la productivité et une augmentation de la demande et une politique plutôt expansionniste mais sans moyens adéquats.

Nous sommes en train de consommer beaucoup plus que ce que nous produisons. Il y a eu une vague de recrutements sous la pression sociale, politique et la faiblesse des gouvernements successifs qui ont concédé énormément de choses pas forcément dans l’intérêt de la population. Augmenter les salaires, distribuer les primes sans s’assurer qu’il y ait assez des revenus pour couvrir les dépenses de l’Etat. Il n’y a pas d’investissements et pas de création de richesses. Comment dans ce cas créer de l’emploi? Les conséquences de ces politiques ont été désastreuses pour notre pays. Aujourd’hui s’il est une priorité, c’est bien le travail, le travail dans l’absolu. Il faut que nous Tunisiens reprenions le travail et produisions plus. Il faut aussi travailler sur les grands projets macroéconomiques.

J’insiste de nouveau, quels sont les grands maux de l’économie tunisienne?

Nous souffrons d’un énorme déficit. Quand nous voyons les recettes de l’Etat englouties dans les masses salariales et dans les subventions sans disposer des capacités de couvrir ses engagements, nous sommes en droit de nous inquiéter sérieusement. Nous avons dû recourir aux prêts pour y remédier mais ce n’est pas la meilleure des solutions car nous aurions préféré que ces prêts servent à investir et à créer des richesses et non à pallier au déficit de l’Etat. C’est ce qui justifie notre démarche en faveur de la réduction de la compensation.

C’était l’une des idées centrales du débat économique national. Et s’il est une réalisation que je clame haut et fort économiquement parlant, c’est qu’on a pour la première fois, nous nous sommes attaqués au tabou compensation. Tout le monde parlait de la Caisse de compensation mais personne n’osait y toucher alors qu’elle était devenue un fardeau pour le contribuable et pour l’Etat. Nous avons décidé, non pas de l’éliminer mais de la rationaliser pour que ce soit les couches défavorisées qui en profitent et non les plus nanties.

Grâce à la stratégie mise en place pour mettre fin à l’hémorragie engendrée par la caisse de compensation sur les finances publiques, nous avons épargné à l’Etat deux milliards de dinars. Ce n’est pas peu et grâce à la baisse du prix de pétrole nous pouvons nous vanter d’avoir pu relativement réduire le déficit budgétaire. C’est la première fois que cela arrive dans notre pays.

Ce qu’il faut maintenant c’est de continuer à travailler sur le système d’information de l’Etat, en mettant à profit des outils qui nous permettent de viser le transfert direct et une subvention non pas au produit qui aide à la consommation du produit subventionné mais au pouvoir d’achat.

En parlant de pouvoir d’achat, on prétend que vous avez été dans une logique de libéralisme économique qui a lésé les classes les défavorisées. Est-ce le cas?

Je pense qu’il faut s’éloigner des propos démagogiques. Si ceux qui ont des solutions miracle pour réduire les prix me les avaient proposées, je les aurais volontiers mise en application. Lors de la première réunion du débat économique, tout le monde parlait de la nécessité mais personne ne savait comment ni par quels moyens cela pouvait se traduire sur le terrain. J’ai d’ailleurs réagi en disant que la meilleure manière de faire baisser les prix était d’augmenter la productivité. Ce qui ne fut pas. Nous ne pouvons pas agir sur la productivité par un décret gouvernemental.

Il s’agit d’une prise de conscience collective de l’importance de la valeur travail. Travailler et préserver les intérêts de l’entreprise créatrice de richesses et d’emplois relève de la responsabilité de tout un chacun. C’est la solution, mais ce n’est pas ce qui s’était passé.

D’autre part, il faut savoir que les prix des produits, sont à 85% libres, et ce n’est pas moi qui en est décidé ainsi, j’en ai hérité. Il faut savoir que nous ne sommes plus dans une économie administrée et ce n’est pas moi qui en ai décidé ainsi.

Il y a également l’effet de change. Quand le dollar flambe, cela se répercute directement sur une économie en crise, instable et qui souffre de crises à répétition. La monnaie se trouve fragilisée, donc il y a plusieurs facteurs derrière la hausse des prix.

Par contre, là où nous avons un rôle à jouer, c’est dans la lutte contre la contrebande et l’économie parallèle et l’instauration de plus de contrôle. C’est ce que nous avons fait.

Nous avons plus que doublé les contrôles et il y a eu quotidiennement des arrestations. Mais le phénomène de la contrebande et de l’économie parallèle est devenu d’une telle importance qu’il n’est pas facile à éradiquer.

Je voudrais bien voir à l’œuvre celui ou celle qui rêve de le faire disparaître rapidement. Maintenant j’ai passé la main… D’ailleurs, nous sommes le premier gouvernement post-14 janvier à avoir pris la responsabilité de lutter contre son expansion mais réellement. Nous avons osé nous attaquer aux gros bonnets. Nous les avons arrêtés. Avant nous, personne n’avait osé s’attaquer à eux et même avant 2010.

En termes de lutte contre le grand banditisme, il est de notoriété publique que notre gouvernement a obtenu des résultats probants. Nos frontières sont plus protégées et les contrôles sont plus nombreux. Il y a près de deux mois, les pompistes voulaient faire grève, ils ont rencontré le ministre de l’Industrie, un accord a été adopté; et ce qui est extraordinaire, c’est que grâce à la lutte contre le trafic du gasoil, le chiffre d’affaires sur les régions côtières en 2014, a augmenté de 70%.

Ces derniers mois, il y a eu quotidiennement des arrestations contre les trafiquants de cigarettes, d’alcool, des produits alimentaires et d’autres. 40% de l’économie tunisienne relève du parallèle et cela ne s’arrêtera pas en une année.

Il y aura toujours une économie parallèle, celui qui nie cela délire. Il n’a qu’à examiner les chiffres et le nombre d’arrestations. En quelques mois, nous avons réussi à faire ce qui n’a pas pu être réalisé sur des années. Rien qu’à Ras Jdir, en quelques jours, nous avons mis en place un dispositif de police, d’armée, de garde-frontières, des équipes de contrôle, de douane, tout le monde travaille en équipe. Des lignes de contrôle ont été établies, celui qui connaît les régions frontalières sait parfaitement qu’il y a eu changement et que grâce à nous l’Etat est revenu.