S’il n’y avait pas eu pression de la société civile et l’aboutissement du dialogue national vers la formation d’un gouvernement de technocrates, la donne sécuritaire aurait été autre dans un pays où, sous la direction de Ali Larayedh et de son successeur Lotfi, le leitmotiv était presque «l’Etat est mort, vive le chaos». Entre 2011 et 2013, des milliers de jeunes tunisiens étaient partis en Syrie, les frontières entre la Libye et la Tunisie étaient ouvertes et le trafic d’armes et de drogues est devenu un commerce florissant. A ce train-là, nous aurions pu nous lever un beau matin pour trouver le drapeau noir de Jabhat Al Nossra flottant en lieu et place de notre drapeau national à La Kasbah et/ou au Palais de Carthage.
Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée du gouvernement Jomaâ quant à la donne sécuritaire?
Réponses dans cette troisième et dernière partie de l’entretien-bilan réalisé avec l’ancien chef du gouvernement.
WMC : Monsieur Jomaâ, étiez-vous conscient de la gravité de la situation sécuritaire dans notre pays avant votre arrivée à La Kasbah?
Mehdi Jomaa : Bien évidemment. Je savais avant ma prise de fonctions qu’il y avait des menaces sérieuses sur la sécurité du pays, mais pour être franc avec vous, je n’ai jamais cru qu’il s’agissait de menaces d’une telle ampleur. Le phénomène terroriste est très complexe. La première opération terroriste a eu lieu, je me rappelle, quelques jours après ma prise de fonctions. Nous avons alors découvert l’étendue du phénomène et les dangers qui nous guettaient.
«Si nous n’avions pas évalué prudemment le phénomène terroriste avant de nous attaquer à lui, nous n’aurions pas pu agir efficacement. Le pays n’était pas loin de basculer dans le chaos comme d’autres avant lui».
Avant, nous n’y voyions que du feu et c’est à ce moment-là que nous avons découvert que sous les cendres, il y avait un volcan. Si nous n’avions pas évalué prudemment le phénomène terroriste avant de nous attaquer à lui, nous n’aurions pas pu agir efficacement. Le pays n’était pas loin de basculer dans le chaos comme d’autres avant lui. Il y avait tous les ingrédients pour une escalade de violence. Nous avons arrêté presque deux mille personnes. Ils disposaient de la logistique adéquate et étaient bien approvisionnés, ils avaient des armes, des munitions et de l’argent.
Je suppose qu’il y avait l’effet de la surprise. Comment avez-vous réagi?
La première semaine, nous nous sommes attaqués à ceux qui étaient très proches des centres des opérations. Rappelez-vous, nous avons trouvé plus d’une tonne d’explosifs. Les terroristes projetaient de faire exploser des véhicules. Ils étaient fin prêts à agir dans un contexte de tensions sociales et de tiraillements politiques.
Conséquence: ils auraient pu déstabiliser facilement le pays. Nous avons donc focalisé nos actions sur le démantèlement des groupes opérationnels. Nous avons commencé à découvrir petit à petit le process. Qui sont les individus qui programment et qui décident, quels sont les réseaux, les organisations et leurs méthodes de travail. Nous avons opéré méthodiquement, en agissant pour empêcher la perpétration d’actes terroristes, mais il nous fallait aussi anticiper. Et c’est ce que nous avons fait pendant des mois.
Le fait le plus marquant fut l’opération Chaambi, c’était le tournant. Le massacre des soldats le 16 juillet nous avait complètement bouleversés. Mais nous ne pouvions réagir à chaud. Nous avions accumulé de l’expérience, il fallait avant tout préparer nos bataillons. Nos forces sécuritaires étaient démoralisées et démotivées. Les médias les avaient diabolisées. Nous ne pouvions mener une guerre aussi difficile avec un appareil sécuritaire vulnérable. Il nous fallait remettre nos troupes d’aplomb, et c’est sur cela que j’ai planché avec mes équipes.
On vous reproche beaucoup d’avoir gardé comme ministre de l’Intérieur Lotfi Ben Jeddou malgré tous les doutes qu’on avait à son encontre pour ce qui est de ses appartenances partisanes et de son laxisme face à la montée de l’extrémisme.
Si c’était à refaire, j’aurais gardé Ben Jeddou. Je ne pouvais me permettre de rompre brutalement la chaîne de commandement avec les menaces imminentes sur le pays. Nous avons toutefois renforcé la dimension sécuritaire avec grande compétence de l’envergure de Ridha Sfar, qui a contribué par du savoir-faire exceptionnel sur le plan sécuritaire. C’est un architecte de la stratégie sécuritaire et un penseur. Il a amené avec lui une expertise importante, ce qui a aidé à faire bouger les choses parallèlement à une plus grande présence de notre part sur le terrain.
«Si c’était à refaire, j’aurais gardé Ben Jeddou. Je ne pouvais me permettre de rompre brutalement la chaîne de commandement avec les menaces imminentes sur le pays».
Personnellement, j’ai été très présent pour comprendre et saisir les tenants et aboutissants de ce qui se passait dans notre pays. Nous avons travaillé sur 3 niveaux. Pour ce qui est de ma propre personne, je me rappelle qu’à mon arrivée à la tête du gouvernement, on disait qu’il fallait choisir des personnes fortes pour qu’elles puissent rétablir la sécurité dans le pays.
Personne n’a pris soin de lire mon CV, et je suis sûr que jusqu’à présent personne ne s’y est vraiment attardé. Il suffisait pourtant de le lire pour savoir que j’ai travaillé sur les plus grands programmes militaires. J’ai eu très souvent affaire à des interlocuteurs militaires et je savais bien de quoi il s’agissait. Donc l’approche technique y était.
Quand je discute avec les sécuritaires, ils réalisent tout de suite que je m’y connais, que je suis conscient des enjeux et que j’ai une idée sur les différentes approches en matière de lutte contre le terrorisme ou encore le grand banditisme. Nous avons par conséquent organisé un plan de travail sur trois étapes.
La priorité était de motiver les troupes par le contact direct et la présence sur le terrain. Nous voulions leur montrer que nous étions avec eux et que nous soutenions leurs efforts, je ne voulais surtout pas qu’ils pensent que notre but était de les utiliser.
«Il n’y avait pas non plus une méthodologie en matière de lutte antiterroriste. Nous y avons travaillé de manière plus structurée pour éviter les coups fatals».
Dans tout travail d’équipe, il ne faut jamais négliger la motivation. Dans la région d’Al Mawssel en Irak, il y avait 30.000 soldats suréquipés et une bande de terroristes de Daech les a pourchassés; c’est simple, le cœur n’y était pas. Il n’y avait pas non plus une méthodologie en matière de lutte antiterroriste.
Nous y avons travaillé de manière plus structurée pour éviter les coups fatals. Nous nous sommes ensuite attaqués à l’organisation de nos forces ou plutôt à leur réorganisation. Je me rappelle que lors de la première réunion sécuritaire, nous avions discuté de coopération. Mais coopérer ne doit pas se traduire par un échange régulier de coups de fil. Nous avons fini, au bout de quelques mois, par mettre en place des équipes opérationnelles où l’armée travaille de concert avec la police dans le cadre d’une chaîne de commandement claire, très efficace et efficiente.
C’est l’une des réalisations dont je suis fier. Il faut reconnaître que nos amis algériens nous ont beaucoup aidés, parce que c’est aussi leurs expériences qui nous ont inspirés. Nous avions établi avec eux des rapports de confiance extraordinaires et ils n’ont pas hésité à nous donner toutes les ficelles pour lutter contre les groupuscules terroristes. Ils ont partagé avec nous l’expérience qu’ils ont accumulée en matière de lutte contre ce phénomène.
La nouvelle organisation de nos forces sécuritaires s’est faite avec l’apport des Algériens.
Nous avons également eu des échanges fructueux avec d’autres pays en matière de lutte contre le terrorisme. Nous avons ensuite travaillé sur les équipements. Dans toutes mes visites à l’étranger, il y avait les dimensions diplomatique, politique, économique et sécuritaire, mais nous négociions également les aides à apporter à notre pays pour le soutenir dans ses combats sécuritaires.
Les équipements que vous avez reçus étaient des équipements lourds ou plutôt de ceux dont on use pour faire surtout du marketing diplomatique?
Les équipements étaient importants. Aujourd’hui, nous ne parlons plus de gilets pare-balles, on ne parle plus de jumelle de vision nocturnes, nous avons négocié des équipements lourds. Pour la première fois depuis une décennie, nous allons avoir des dispositifs de pointe et de haute technologie avec un rapport qualité/prix très intéressant.
Avec nos partenaires Axia, nous avons eu du matériel très sophistiqué à l’instar d’autres pays dotés de plus de moyens que nous. Ils n’ont pas pu y accéder dans les mêmes conditions que la Tunisie et dans des délais aussi courts dont n’ont même pas bénéficié leurs propres armées.
La tragédie de Chaambi nous a poussés à révolutionner l’ensemble du système et la prise de décision. Nous avons fait monter la décision en haut de la pyramide gouvernementale dans le cadre de la cellule de crise. Il a fallu du temps et une phase d’incubation, cela devait être institutionnalisé et il nous manquait les structures adéquates, d’où l’idée de la création du “pôle sécuritaire“.
La cellule de crise que nous avons créé au Premier ministère et qui n’existait pas fait aujourd’hui école. Je l’avais vécu dans d’autres pays figurant parmi les plus évolués et je m’en suis inspiré. J’étais conscient que lorsque nous sommes en face d’une crise, il était indispensable d’avoir autour d’une même table tous les intervenants pour trouver les solutions adéquates. Cela crée une autre dynamique, celle de l’efficacité et je pense que le pôle est une structure que nous avons mis en place et que nous souhaitons pérenne.
Il servira à assurer le travail qu’effectuait la cellule de crise. Il fallait qu’il y ait un centre de décision autonome et harmonieux avec des intervenants formés à la lutte contre le terrorisme et le grand banditisme venant de toutes les institutions dont l’Intérieur, la Défense nationale, la Justice, les Affaires religieuses et d’autres départements ministériels.
Quelle est la philosophie du pôle sécuritaire?
C’est la fusion. Vous savez ce que c’est un Centre de décisions: c’est là où l’on réunit toutes les données, parce que jusque-là, les services de renseignements étaient un peu déstabilisés et on est en train de les remettre sur pied aux ministères de l’Intérieur et de la Défense.
Je ne sais pas si on peut appeler la cellule créée au sein de l’armée une structure de renseignements. M. Ghazi Jeribi, qui était ministre de la Défense, l’a mise en place. Il y aura des réseaux d’information qui pompent les données auxquels nous pouvons associer des universitaires, des chercheurs, des centres d’études, des spécialistes, des experts, des think tank, des centres de justice et des finances. Tout cela doit être traité, synthétisé, et à partir de là, il faut engager des réflexions, établir des stratégies et des plans d’action, et les soumettre aux opérationnels.
A terme, ce pôle doit sortir de la tutelle du ministère de l’Intérieur et être rattaché directement au chef du gouvernement, il remplacera ainsi la cellule de crise.
Y a-t-il des décisions que vous regrettez de n’avoir pas prises?
Je pense honnêtement que j’ai pris toutes les décisions et mesures qu’il fallait prendre et qui pouvaient passer dans un contexte particulier. Nous sommes restés seulement 10 mois au gouvernement. J’ai lu dans un article que nous n’avons rien réalisé pendant tout le temps passé au pouvoir, on n’a même pas fait allusion à toutes les lois que nous aurions aimé voir votées par l’ANC et qui sont restées bloquées. Nous aurions aimé qu’on avance sur la restructuration bancaire, sur les PPP, sur les énergies renouvelables et d’autres lois pour la relance de l’économie.
Vous voulez avoir des investisseurs et créer des emplois et vous n’êtes même pas capables de faire voter une loi. Pire, on met l’article 13 qui bloque toute intention d’investissement dans le secteur énergétique et on veut faire de la Tunisie un site attractif. Ce n’est pas encourageant du tout.
«Pour attirer les investisseurs, ce pays a vraiment besoin de 5 ans de stabilité, il faut une continuité et une volonté de réforme. Je suis un pragmatique et non un rêveur».
Pour attirer les investisseurs, ce pays a vraiment besoin de 5 ans de stabilité, il faut une continuité et une volonté de réforme. Je suis un pragmatique et non un rêveur. Nous avons réussi à bousculer les choses en matière de restructuration bancaire, sur le plan sécuritaire, beaucoup a été fait. Arriver dans un champ miné et mettre en place un dispositif sécuritaire, réhabiliter l’image de la police auprès du peuple, s’insérer dans une logique de consensus national et de solidarité, c’est un travail que nous avons fait.
Aujourd’hui, les terroristes qui se croyaient au début invincibles, descendent de leurs tanières dans les montagnes pour attaquer des citoyens isolés pour se nourrir ou même se procurer des chaussures, tout cela en une année, ce n’est pas donné. A l’international, on a été impressionnés par nos résultats dans la lutte anti-terroriste avec très peu de moyens.
C’était un défi pour vous?
Je le pense, j’ai décidé qu’il fallait travailler avec ce dont nous disposons comme moyens. Parce que celui qui prend pour prétexte le manque de moyens pour ne rien faire est mort avant que les moyens n’arrivent.
«… Parce que celui qui prend pour prétexte le manque de moyens pour ne rien faire est mort avant que les moyens n’arrivent».
Sur le plan économique, et de l’avis des experts, la Banque mondiale et le FMI, on estime que ce que nous avons réussi à faire est fantastique. C’est la première fois que ces institutions débloquent de l’argent pour un gouvernement sortant. Au Maroc, on a été impressionnés par ce que nous avons fait, le Premier ministre marocain m’a dit: «une réduction du déficit budgétaire, une compression de la compensation, la maîtrise de la masse salariale, tout cela dans une année de transition, c’est extraordinaire».
On a toujours tenu à me rappeler que je n’étais que provisoire et que je n’avais pas le droit de m’attaquer à certains chantiers. Je l’ai quand même fait. Il ne s’agit pas de temps mais de courage, surtout lorsqu’il s’agit du structurel qui nécessite un plan. Les réformes profondes exigent des décennies. Ceux qui parlent de développement régional sur du court terme font du populisme. Avant que les investisseurs arrivent, avant de voir un jeune couple tunisien s’installer avec ses enfants pour travailler dans une région de l’intérieur, il faut qu’il y ait des infrastructures, des écoles convenables, des terrains de sports et des centres culturels. On ne métamorphose pas une région en une année, ce sont des plans qui s’appliquent sur des décennies.
Vous avez fait nombre de visites à l’étranger et dans les pays du Golfe. Quelle approche avez-vous présentée de l’islam politique?
Tout d’abord, j’estime qu’il y a une confusion dans la tête des gens et même chez certains pays amis. Il y a confusion entre les terroristes qui se proclament de l’islam militant, et ceux qui se proclament de l’islam militant et qu’on considère comme des terroristes alors qu’ils ne le sont pas. En Tunisie, nous avons choisi notre propre approche. Nous avons voté une Constitution adoptée par plusieurs tendances politiques et idéologiques différentes et qui défend l’Etat civil.
L’appartenance idéologique relève du personnel, nous avons une Constitution, et des lois et lorsque nous jugeons les gens nous les jugeons à travers leurs actes. Qu’ils soient de gauche, de droite, d’appartenance islamique, religieuse, ou autre, le plus important est qu’ils ne nuisent pas aux intérêts du pays et de la nation. Je ne suis pas pour l’exclusion, je suis pour la suprématie de la loi, celui qui commet une infraction doit être jugé selon le délit commis et non parce qu’il porte une idéologie. Ceux qui portent les armes et qui transgressent la loi sont des terroristes et nous devons les combattre. Mais il ne faut pas scinder la société entre “islamistes“ et “laïcs“, il ne faut pas entrer dans le jeu de la marginalisation. Marginaliser une partie de notre peuple c’est donner de la pérennité et de l’avenir aux terroristes.
Nous avons prôné l’approche inclusive, pour séparer les extrémistes irrécupérables des modérés, j’estime que nous sommes sur le bon chemin. Je pense que c’est l’originalité de l’expérience tunisienne, par rapport à tout ce qui se passe ailleurs. Il faut neutraliser par l’adhésion, vous ne pouvez pas en même temps exclure une partie de la société et lui dire de se soumettre aux lois, il faut l’inclure et l’acculer à se soumettre aux règles et aux lois. Il faut du temps, il faut commencer par les textes de loi, par le renforcement des institutions, pour agir ensuite sur les comportements.
Nous sommes prêts pour la démocratie mais pour s’insérer dans de véritables pratiques démocratiques, il faut beaucoup d’apprentissage et du temps. .