Le hasard fait que nous commémorons le 10ème anniversaire du décès du grand militant de gauche, Noureddine Ben Khedher, à quelques jours seulement de l’attaque nocturne de la statue d’un autre militant d’El Hamma, le penseur progressiste Tahar Haddad! Tahar et Noureddine étaient tous deux d’El Hamma.
Noureddine Ben Khedher, que beaucoup de nos jeunes ne connaissent pas, est un militant de gauche de la première heure et un des fondateurs du premier groupe politique opposant à Bourguiba, le Groupe d’étude et d’action socialistes tunisien (GEAST) dit Groupe «Perspectives».
Le jeune Noureddine a été expulsé à l’âge de 14 ans de son lycée pour cause d’activisme. En 1958, il part se soigner en France et poursuivra ses études à Paris. Il s’introduit rapidement à la scène estudiantine tunisienne à Paris et prend part aux débats qui l’agitent en ces moments-là.
Dans une interview avec Michel Camau et Vincent Geisser, (Tunis, avril 2002, publiée dans l’ouvrage Habib Bourguiba. La trace et l’héritage, Paris, Karthala, 2004), Ben Khedher indique à ce sujet: «Dans la section de Paris, il y avait deux tendances dominantes de gauche, les communistes du PCT et les trotskistes, plus quelques nationalistes arabes. C’étaient les formations les plus actives. Parallèlement, il y avait des éléments indépendants qui luttaient contre l’hégémonie du Destour (Parti de Bourguiba, NDLR). En fait, Perspectives est né du refus de l’appropriation de la section syndicale par ces deux tendances (les communistes et les trotskistes), de cette volonté de distanciation avec les deux grands courants politiques de l’UGET. Perspectives, ce sont des indépendants qui disaient n’avoir d’allégeance que pour la Tunisie. Le noyau des indépendants comprenait aussi quelques communistes et quelques trotskistes en rupture de banc. Pour nous, les indépendants, seuls nous motivaient les échos plutôt pessimistes qui nous parvenaient du pays et les mésaventures de l’après indépendance dont on percevait de plus en plus la gravité».
En 1964, Noureddine Ben Khedher décide de retourner à Tunis comme d’autres fondateurs de «Perspectives» tels Mohamed Charfi et Ahmed Smaoui. Rapidement le combat continue à Tunis pour ces militants. Ben Khedher raconte dans la même interview: «Notre mouvement a commencé à prendre en Tunisie entre 1964 et 1966 (année de la première arrestation). Ahmed Smaoui et moi, nous animions des débats, des présentations devant des petits groupes dans les chambres universitaires. Il n’y avait jamais plus de dix personnes. Oui, nous tenions des réunions hebdomadaires dans les chambres universitaires. On impressionnait par notre courage. On n’avait peur de personne! On discutait librement, on transgressait les interdits. On se réunissait pour débattre de tout dans les cafés de Tunis entre le boulevard du 9 avril (l’Université) et le Colisée (centre-ville). On rapportait une façon d’être de Paris. C’était une sorte de dolce vitae militante. Il y avait une présence féminine très forte dans notre groupe. Il y avait une atmosphère particulière de liberté: on se serait cru dans une ville de province française. Le journal Perspectives était imprimé en France et distribué clandestinement en Tunisie. À l’époque, le pouvoir ne faisait apparemment pas grand cas de notre style de vie. Nous n’avions pas vraiment conscience de la persécution. Cette période a duré de 1964 à 1966. Après, les déboires ont commencé: en 1966 (quelques jours de garde à vue), puis en juin 1967 et l’arrestation de Mohamed Ben Jennet, figure emblématique du mouvement, et surtout en mars 1968».
Mais les perspectivistes vont aussi développer et élargir leur lutte dans la Tunisie des années 60 et comme toute les gauches du monde, ils vont être attirés par les thèses maoïstes et par la «révolution culturelle». Les gesticulations verbales et les joutes des discussions vont progressivement tourner vers une plus grande approche des milieux prolétaires et de l’UGTT. Ainsi est né «El Amel Ettounsi» premier journal clandestin du Groupe écrit en arabe dialectal et distribué dans les usines.
Ben Khedher explique: «Nous avons dû l’affoler (le pouvoir de Bourguiba), parce que, pendant la période de février-mars 1968, nous avons développé une politique d’agitation comme sans doute peu de groupes savent le faire. Nous avons appris à manipuler ce que l’on appelle la «ronéo vietnamienne», c’est-à-dire à fabriquer nous-mêmes nos supports d’agitation. Nos tracts, toujours rédigés en français, étaient diffusés à grande échelle par des groupes qui s’investissaient la nuit. Nos graffitis qui s’étalaient sur les murs des faubourgs et sur les bus mobilisaient flics, employés de municipalités et miliciens du parti pour les effacer… C’est aussi à cette période que nous avons appelé aux grands rassemblements à l’université. Des assemblées générales libres regroupaient des centaines, voire des milliers d’étudiants. C’en était probablement trop pour un régime habitué à l’autosatisfaction et la fiction de l’adhésion unanime de la population».
En 1968, le méga procès qui s’est fait contre «Perspectives» s’est terminé par des lourdes peines de 11 militants de la première heure du mouvement dont évidement Noureddine Ben Khedher qui restera en prison de 1968 à 1979. À sa sortie, il s’éloigne de la lutte politique et se consacre à son travail de Directeur Editorial de Cérès, la maison d’édition fondé par Mohamed Ben Ismail. Il déplace ainsi son combat du politique vers le culturel sans hésiter à prendre position chaque fois quand c’est nécessaire.
Expliquant cet éloignement et ce désengagement de toute une génération de militants, celle des années 60, Noureddine Ben Khedeher a eu les mots justes pour le dire tout en élégance à son habitude: «la répression a été tellement dure, tellement violente, qu’elle a laminé bien des énergies, émoussé bien des volontés. Ensuite, et là encore c’est compréhensible, l’âge, les contraintes familiales réduisent la disponibilité des hommes et des femmes au sacrifice et à l’abnégation. Mais là n’est peut-être pas le fondamental. Beaucoup des acteurs de l’époque 1968 ont pris conscience que la lutte a changé de camp et de nature. La politique en tant que niveau privilégié dans la vie des sociétés les convainc moins qu’avant. Ils sont plus perméables aux grandes idées des droits de l’Homme ainsi que les grandes questions interpellant la globalisation et ses effets néfastes. Surtout beaucoup d’entre eux pensent qu’aujourd’hui, en Tunisie, l’essentiel des efforts des intellectuels doit porter sur le niveau culturel. Ils pensent qu’il ne peut y avoir de politique différente sans alternative culturelle et, pour peu que l’observateur soit curieux, il observera aisément que des domaines aussi cruciaux que le cinéma, le théâtre, l’édition ou le journalisme sont les lieux de prédilection des meilleurs de la génération de 1968. Ils y font peut-être œuvre médiatiquement moins visible, mais certainement à terme politiquement plus efficace».
Noureddine Ben Khedher est décédé le 11 février 2005 à Tunis mais son histoire et son militantisme resteront toujours dans les mémoires des Tunisiens.