Tarak Ben Ammar, le grand producteur international et homme des médias tunisien, n’a pas été tendre avec les partenaires internationaux de la Tunisie présents lors du symposium Maghreb/US organisé jeudi 5 mars à Tunis et dont les participants n’étaient pas des moindres, et à leur tête la secrétaire au Commerce, Penny Pritzker, et Madeleine Albright. Il s’est adressé directement aux représentants américains, européens et arabes, les sommant de passer de la parole aux actes.
Pour lui, aider la Tunisie ne se résume pas à faire l’apologie de la réussite de la transition démocratique, ou encore de l’approche consensuelle entreprise par les acteurs politico-économiques tunisiens et qui a porté ses fruits. Il s’agit avant tout d’aider à la reconstruction économique du pays, en croyant en lui en tant que site porteur et en tant que niche potentielle pour des investissements dans l’industrie ou dans les activités à haute valeur ajoutée.
Il n’a pas mâché ses mots lors de son intervention au panel qu’il a animé en présence de Zied Laadhari, ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, sur les débouchés et les solutions à apporter pour résoudre les problèmes structurels de l’emploi.
Entretien
WMC : Vous avez déclaré lors de votre intervention que la Tunisie a aujourd’hui besoin d’être soutenue par des actes et non par des discours. Vous-même avez-vous agi dans ce sens
Tarak Ben Ammar : Depuis janvier 2011, j’ai amené dans mon pays 100 millions de dinars en devises étrangères, parce que je crois que je ne peux pas donner des conseils sans agir. C’est facile de demander et de revendiquer mais c’est encore mieux d’agir. Il y a ceux qui peuvent investir un million de dinars, d’autres beaucoup plus, chacun selon ses moyens. Nombre d’opérateurs le font et c’est tant mieux pour la Tunisie.
La question que nous sommes en droit de nous poser aujourd’hui est : «l’Europe veut-elle réellement soutenir la transition démocratique en Tunisie?». Nous savons que le continent européen traverse une crise économique aiguë mais ceci ne l’empêche pas d’aider la Grèce. La Grèce est-elle plus importante que la Tunisie?
Aujourd’hui, dans un paysage géopolitique international en mutation permanente, n’est-il pas pertinent de montrer qu’il n’existe pas de contradiction entre les valeurs de l’islam, la démocratie, la liberté des femmes, des médias et le progrès? Les Européens se sont comme par enchantement rendus compte que les monstres sont les Arabes et les musulmans, juste après l’attentat de Charlie Hebdo. Ce que nous ne sommes bien évidemment pas. Nous n’avons pas à nous excuser. Les assassins de Charlie Hebdo n’ont rien à voir avec nous.
«Il y a une grande hypocrisie en Europe. Peut-être que les Etats-Unis d’Amérique sont en train de revoir leurs politiques après les printemps arabes…»
Il me semble que pendant le moyen âge et l’inquisition, les Chrétiens ont fait pire. Il est par conséquent grand temps d’arrêter de stigmatiser l’islam. J’ai peur que cette hypocrisie, un peu paternaliste intellectuellement de l’Europe et des grandes puissances occidentales, ne nuise à des pays comme le nôtre. Il est très beau le discours d’Obama, mais comment avons-nous été aidés? Un prêt de 100 millions de dollars et une garantie pour 500 millions de dollars. C’est du n’importe quoi!
Les Etats-Unis donnent à l’Egypte chaque année près de 6 milliards de dollars, pareil pour les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite qui offrent à l’Egypte des sommes monumentales (20 milliards de $ à ce jour). L’Europe est prête à soutenir la relance de la Grèce en lui consacrant près de 250 milliards de $.
Que devons-nous attendre de l’Europe, des USA et des pays arabes?
Il faut se mettre d’accord, ils veulent que nous nous en sortions tous seuls? Ce n’est pas possible, nous n’avons pas les moyens mais qu’ils ne viennent pas ensuite nous reprocher la présence des 3.000 djihadistes daechistes en Syrie qui ont fui la Tunisie par désespoir, embrigadement ou endoctrinement -et là, je ne justifie pas ces actes insensés. Nous devons nous poser la question pourquoi la Tunisie, qui a fait cette révolte, qui ambitionne de devenir une démocratie, a le plus grand nombre de djihadistes en Syrie. Il y a un problème, nous en sommes responsables et nous devons ensemble trouver les solutions, nous Tunisiens et nos partenaires de toujours (européens, américains et arabes).
Nous ne pouvons pas édifier un mur entre l’Afrique et l’Europe ou entre l’Europe et les pays arabes. La seule alternative garante de la réussite des processus démocratiques dans nos pays ainsi que du succès des initiatives occidentales allant dans ce sens est que nos jeunes soient heureux chez eux, vivent dans le bien-être et évoluent dans la culture de la vie, de la liberté, de la créativité, de la construction et non dans celle de la mort et de la destruction.
Madeleine Albright l’a dit dans son intervention au symposium US/Maghreb: vos jeunes ont le droit de vivre et d’être heureux. En nous aidant, tous nos partenaires vont s’aider eux-mêmes, ce ne seront pas les mauvais qui monteront de l’Afrique vers la rive nord de la Méditerranée. Il n’y aura pas de jeunes désœuvrés qui investiront Pantelleria, Lampedusa, Corse ou la Sardaigne.
Quand nous nous adressons à nos partenaires européens ainsi, ils approuvent mais il n’y a rien de concret! Où sont les 20 milliards de $ promis à M. Béji Caïd Essebsi? Il y a une grande en Europe. Peut-être que les Etats-Unis d’Amérique sont en train de revoir leurs politiques après les printemps arabes, qui sont plutôt hivernaux.
C’est d’ailleurs un concept assez paternaliste et romantique, les Occidentaux aiment trouver des slogans qui ne sont pas les nôtres. En quoi c’est un printemps? C’est une rébellion, c’est une révolte, mais en quoi avons-nous eu des printemps? Nous avons eu des milliers de morts, de la misère, l’extrémisme et le terrorisme…
Pavé : «Et nos amis arabes, où sont-ils? Ils n’arrêtent pas de construire des buildings. Je l’ai dit lors d’une intervention à Abu Dhabi : offrez-nous 1 ou 2 building!»
Et nos amis arabes, où sont-ils? Ils n’arrêtent pas de construire des buildings. Je l’ai dit lors d’une intervention à Abu Dhabi. Il y a des buildings toutes les années de 100 ou 200 millions de $. Offrez-nous 1 ou 2 building! Il y a une ambiante extraordinaire!
Et puis nos amis algériens ont déclaré qu’ils avaient en réserves 200 milliards de $ et nous alors! Pourquoi dans nos pays, Tunisie, Algérie et Maroc, il doit y avoir autant de chômage alors qu’autant la Libye que l’Algérie sont aussi riches en ressources naturelles?
La conférence qui a eu lieu jeudi 5 mars en Tunisie devrait inciter nos dirigeants à être plus fermes dans leurs requêtes auprès de la communauté internationale.
De quelle manière pourraient-ils l’être, d’après vous?
En commençant par interpeler nos partenaires pour qu’ils n’aient pas à nous rappeler les maux dont nous souffrons, dont le chômage, l’extrémisme et la violence. Il faut exprimer des demandes claires, donnant/donnant: vous voulez que nous mettions fin au terrorisme, il faut nous aider en venant investir chez nous et en créant des richesses. Aidez-nous et ne nous dites pas que nous n’avons pas des étudiants éduqués, que nous n’avons pas une main-d’œuvre qualifiée, puis il faut que nos syndicats comprennent qu’on ne peut pas créer de la richesse dans un climat de tension sociale continue. Il faut qu’ils arrêtent de casser la machine de la relance économique. Il y a donc tout un équilibre à recréer et une confiance à rétablir et récupérer.
Que faites-vous, vous-même, en tant que figure internationale pour servir cette relance économique?
C’est simple, lorsque l’on vient me parler de printemps tunisien ou de transition démocratique en ne m’épargnant aucun éloge, ma réaction première est de dire: je ne veux pas de félicitations, je veux des investissements et des chèques.
Vous avez, lors de votre intervention au symposium, parlé des femmes, ces femmes qui ont beaucoup milité mais que nous ne trouvons pas dans les sphères de décisions.
Il me semble que Béji Caïd Essebsi a été majoritairement élu par les femmes. Quand est-ce qu’on compte accorder aux femmes les places qu’elles méritent pour leurs compétences, leur activisme et leurs votes?
«Quand est-ce qu’on compte accorder aux femmes les places qu’elles méritent pour leurs compétences, leur activisme et leurs votes?»
Si nous n’accordons pas aujourd’hui aux femmes un positionnement privilégié au niveau des centres de décision, qu’il s’agisse du gouvernement, des établissements publics ou même dans des panels aussi importants que ceux programmés dans le cadre de ce symposium, quand le ferons-nous? Voyez le panel que j’ai animé aujourd’hui, il n’y avait qu’une femme. C’est le même problème en Europe aussi, c’est un combat sans relâche qu’il faut mener, je pense personnellement que l’avenir de la Tunisie dépend grandement des femmes.
Pour revenir à Tarak Ben Ammar en tant qu’opérateur tunisien d’envergure internationale, le Conseil de surveillance de Vivendi vous a proposé en tant que membre de son Conseil d’Administration. Pourquoi vous et quel plus pourriez-vous apporter à ce grand groupe?
J’ai été proposé par le Conseil de surveillance en tant que membre du Conseil d’Administration de Vivendi, le groupe vaut 28 milliards de $ et est coté en Bourse. Deux membres y ont été proposés: Dominique Delport d’Havas et moi-même. Le Conseil a voté à l’unanimité et proposera le 17 avril nos deux noms à l’occasion de la tenue de l’Assemblée générale du groupe.
Cette nomination revêt une forte symbolique, c’est le signe évident que les frontières n’existent pas, que les tabous de culture et de nationalité ont été brisés puisque nous sommes aujourd’hui dans la mondialisation médiatique.
Mon expérience en tant qu’homme de médias aux Etats-Unis, en Italie, dans le Maghreb et dans le cinéma à l’international y ont été pour beaucoup. Cette expérience a été un atout majeur dans la proposition de mon nom. Vincent Bolloré l’a souhaité, je suis déjà administrateur chez Mediobanca (2002) et administrateur chez Telecom Italia (2007), ce sont deux secteurs que je ne connaissais pas: la finance et les télécoms.
Vivendi est un groupe d’envergure internationale qui a besoin de conquérir de nouveaux marchés. Quand je me suis présenté à eux, je leur ai dit: la première question que vous devez vous poser et que je me suis posée moi-même est: “que pourrais-je vous apporter de plus que vous n’avez déjà?“. Autour de la table, il y a des barons de la finance, la vice-présidente de twitter et d’autres poids lourds du capitalisme mondial. Je ne me situe absolument pas dans cette catégorie de personnes. Je leur ai dit, tout d’abord, je suis un homme du Sud, de l’autre côté de la Méditerranée, de ce petit pays qui réussit sa mutation vers un régime démocratique sans l’aide et sans le soutien de personne, ce que je vais vous apporter est un regard différent de celui que vous avez, celui du Sud, de l’Afrique.
On parle de terrorisme, de Charlie Hebdo, le monde entier s’est mis en ébullition s’agissant de la liberté d’expression et de ses possibles conséquences, nous en Tunisie, nous l’avons et nous la vivons au quotidien. Aujourd’hui, le monde n’a plus de frontières et l’approche culturelle s’impose pour établir des canaux de communication. Je peux apporter une autre sensibilité à Vivendi 2.0, celle du Sud et de l’Afrique, mon expérience des médias me permet de développer de nouveaux contenus, de véhiculer de nouveaux messages et de donner une voix aux trois quarts de l’humanité qui ne sont pas des Européens et occidentaux.
Mon approche a été appréciée et j’espère que je pourrais ainsi amener Canal+ qui est très importante et Vincent Bolloré qui est l’un des gros partenaires industriels de l’Afrique à investir encore plus en Afrique.
«Je compte lancer Nessma France et j’espère que Canal+ sera mon partenaire. Nous avons 7 millions de Franco-maghrébins en France, ce qu’on vient apparemment de découvrir alors qu’on le savait déjà».
En tant que Tunisien et Africain, je pourrais aider à l’enrichissement des contenus des médias africains. Je compte lancer Nessma France et j’espère que Canal+ sera mon partenaire. Nous avons 7 millions de Franco-maghrébins en France, ce qu’on vient apparemment de découvrir alors qu’on le savait déjà. On considère cette communauté comme des citoyens de seconde zone, pour moi, mes cousins maghrébins sont des citoyens à part entière, ils ont des droits et bien entendu des obligations. Mon rôle est de donner un plus pour ce qui est de la dimension et de la sensibilité africaine à la nouvelle Vivendi qui a le désir et les moyens de s’orienter vers le Sud de l’Europe et l’Afrique.
Quel est le rôle d’un homme de culture comme Tarak Ben Ammar, dans le développement d’une industrie culturelle en Tunisie?
Quoi de plus important que de développer un pays en commençant par la culture? Pour ce, il faut disposer des moyens et j’ai été direct, j’en ai parlé au président de la République et à la ministre de la Culture qui est formidable. Il faut imposer une taxe sur Internet et les appels téléphoniques qui financent directement les activités culturelles. C’est ce que font tous les Européens sans exception. Si les trois opérateurs de la téléphonie dans notre pays et qui gagnent des milliards s’insèrent dans cette logique, ce qui est possible, puisque c’est l’argent des citoyens qui va leur revenir sous formes d’activités culturelles, de création d’emplois et de sculpture des esprits, tout le monde est gagnant.
Nul n’est prophète dans son pays et puisque cette formule est utilisée ailleurs, nous pouvons bien l’appliquer chez nous. La culture ne peut être «misérabilisée», nous ne pouvons plus tolérer l’indigence intellectuelle.
Trois César techniques du film africain «Timbuktu» ont été remportés par des Tunisiens. Ces techniciens ont commencé leur apprentissage dans leur pays d’origine et l’ont perfectionné en Europe. Nous sommes un peuple qui apprend vite et qui s’adapte encore plus vite. C’est ce qui fait notre force et c’est pour cela que nous devons croire en nous. Nous avons des talents que nous devons encourager.
J’ai déclaré aux Emirats arabes unis: «Un pays sans culture ne peut être qu’un super marché». Nous sommes un pays civilisé, développons notre culture.