«Nous voulons être une société civile de construction et non de revendications, et à ce titre, nous prions les bailleurs de fonds internationaux et les organisations des Nations unies à soutenir l’économie sociale et solidaire». Cet appel a été lancé mardi 31 mars par Sana Ghnima, présidente de l’Association «Femmes et Leadership» et coordinatrice des onze associations partenaires du PNUD lors de son intervention concernant la consultation nationale sur «Les priorités du développement en Tunisie vues par la Société civile», en présence des représentants du PNUD et des bailleurs de fonds dont le Japon, l’Italie et le Danemark.
Une consultation qui a synthétisé les recommandations émises par les acteurs de la société civile tout au long des 16 conférences organisées sur le territoire national. Elle a permis de définir le rôle des composantes de la société civile dans la réussite de la transition démocratique partant des impératifs socioéconomiques.
960 participants ont pris part à cette série de conférences animées par 8 conférenciers et 11 experts en sociologie, économie, histoire et droit. Ils ont traité des disparités régionales, de l’emploi, du rôle des femmes et des jeunes, de la sécurité, de la corruption, de la violence politique et de l’environnement.
Les femmes et les jeunes sont les plus actifs et les plus marginalisés, avis à Samira Marai, ministre de la Femme, présente à la manifestation. Le rapport montre que dans la plupart des régions, le bilan socioculturel est préoccupant. L’héritage culturel aurait refait surface pour «cantonner les femmes au rôle de mères au foyer les rendant «économiquement dépendantes de l’homme». Islam politique oblige. Faut-il rappeler que parmi les premières déclarations faites par certains leaders du parti islamiste Ennahdha en 2011/2012 et même dans les mosquées, figurent celles imputant aux femmes le problème du chômage en Tunisie?
Pire, toujours d’après le rapport d’une étude réalisée par le Centre de Recherche, d’Etudes, de Documentation et d’Information sur la Femme (CREDIF), il y aurait une défiance généralisée vis-à-vis de la femme active quant à sa capacité à concilier ses responsabilités familiales et professionnelles. De mal en pis.
On préfère recruter des hommes plutôt que des femmes
Les acteurs de la société civile ont par ailleurs estimé que la situation économique de la femme tunisienne était caractérisée encore aujourd’hui par l’exploitation économique, la discrimination et la précarité. Selon les données de l’Institut National de la Statistique (INS) de 2013, le chômage est plus sévère chez les femmes (21,9%) que chez les hommes (12,8%). Les 2/3 des femmes employées travaillent dans trois secteurs principaux à forte main-d’œuvre féminine, à savoir les services (49,4%), l’industrie manufacturière (26,4%) et l’agriculture (16,7%), où les rémunérations sont plus modiques et les conditions de travail moins avantageuses.
La discrimination se manifeste en termes d’inégalités de rémunération mais également lors des recrutements. «Pour citer l’exemple du secteur privé, une étude réalisée par la GIZ en 2013 affirme que 4 entreprises seulement sur les 30 plus grandes entreprises tunisiennes comptent une femme dans leur conseil d’administration. Par ailleurs, la Tunisie compte entre 14.000 et 15.000 femmes chefs d’entreprise estimées, soit 6,5%. De plus, les données mises à disposition par le secrétariat d’Etat aux Affaires de la Femme et de la Famille (SEFF) révèlent de manière remarquable que le pourcentage des femmes occupant des postes de décision dans la fonction publique par rapport au total des femmes fonctionnaires est à peine de 2,03%, et que le pourcentage des femmes occupant des postes de décision par rapport à la totalité des agents de la fonction publique est seulement de 0,76%». Eh non, les femmes tunisiennes ne sont pas encore sorties de l’auberge et ont un long chemin à parcourir avant d’atteindre la parité.
Les jeunes: une vulnérabilité socioculturelle avérée
Toujours selon le rapport du PNUD et au vu du constat des différentes composantes de la société civile, les jeunes tunisiens souffrent d’une vulnérabilité socioculturelle, de difficultés économiques et défaillances éducatives et de suspicion envers la sphère politique.
«Ce sont des jeunes qui ont du mal à comprendre, définir et assimiler le sens même de citoyenneté. Ils sont en perte de repères identitaires et traversent une crise d’appartenance culturelle. Parmi les causes de cet état de fait, un manque de programmes pédagogiques suffisamment tournés vers ces valeurs».
Le mouvement contestataire militant pour l’amélioration des conditions financières du corps enseignant devrait peut-être se pencher sur ces composantes importantes de l’enseignement relevant autant de ses responsabilités et plus encore que l’amélioration des rémunérations de ses syndiqués. Mais encore faut-il être patriote et engagé, ce qui n’est malheureusement pas le cas de nombre d’enseignants.
D’ailleurs parmi les attentes exprimées par les jeunes quant au processus de transition, figurent en tête: l’amélioration de la formation, l’éducation et l’enseignement (42,3% des interviewés).
Les jeunes, toujours d’après le rapport du PNUD, se plaignent de l’insuffisance voire l’absence d’espaces de loisirs et d’encadrement culturels et à l’inefficacité des structures culturelles existantes. Pour eux, «l’Etat est le principal frein au développement du secteur culturel, comme l’évoque Selima Karoui, chercheure en sciences de l’art, dans un article dressant un bilan du secteur de la culture : “que ce soit sous forme de subventions, de parrainage, de collaboration ou de partenariat, c’est la vacuité totale et absolue (…) En somme, ce sont toujours les mêmes pratiques consensuelles et systématiques qui profitent du soutien ministériel».
Conséquence: une profonde marginalisation des jeunes ainsi que la dévalorisation de leurs capacités ce qui causerait la recrudescence de la délinquance juvénile, l’isolement social et l’immigration clandestine. Aux dernières statistiques de la police des frontières, la Tunisie bénéficierait de la part de lion pour ce qui est des jeunes expulsés d’Europe: 1.880 en 2013.
«Aujourd’hui encore, et malgré les perspectives offertes par la société civile, les jeunes tunisiens manquent d’intérêt et d’engagement pour la vie associative, soit parce qu’ils sont réticents à participer à des activités de bénévolat, ou par manque d’expérience dans ce domaine», ou encore par une sorte de fatalisme pour ce qui est de l’impossibilité d’améliorer leur situation ou de voir leurs attentes satisfaites, ce que ne cite pas le rapport. «Il en résulte une faible représentativité des jeunes dans la société civile régionale; le pourcentage des jeunes déclarant être adhérents ou membres actifs dans une association varie entre 1,5% et 6% -selon les études récentes parmi lesquelles figure celle du BIT précédemment citée, un chiffre particulièrement faible s’agissant d’un contexte de transition issu d’une révolution portée en grande partie par les jeunes».
Et pourtant, au lendemain du 14 janvier 2011, il y avait beaucoup d’espoir. Les jeunes pensaient être les premiers à pouvoir bénéficier de la chute de l’ancien régime, mais ils se sont trouvés marginalisés d’un seul coup. Ils ont été utilisés pour être ensuite ignorés autant par les partis politiques que par les gouvernements desquels, il n y eut que des discours d’intention.
Quant à la société civile tunisienne qui s’est donné pour tâche de construire une Tunisie plus démocratique et plus juste, eh bien elle ne pourrait, sans une réelle volonté politique, faire prévaloir les droits des femmes et la jeunesse. Une jeunesse qui ne doit plus se limiter aux revendications stériles, grèves de la faim, sit-in et manifestations insensées mais qui doit devenir une force de proposition imposant et participant à l’élaboration d’une stratégie efficiente pour la reconstruction du pays.