Du courage? Hassine Dimassi en a à revendre dans un environnement sociopolitique où la lâcheté, le populisme et la peur ont pris le pas sur les intérêts du pays et l’amour de la patrie. Cet universitaire syndicaliste et ancien ministre des Finances se distingue par un franc-parler que lui envie l’intelligentsia aussi bien économique que politique. Il ose. C’est un trait de caractère et une preuve d’une intégrité incontestable. Il n’est soumis à aucun chantage, surenchère, et encore moins à des menaces de dévoiler “dossiers” ou affaires douteuses, ce à quoi ne peuvent prétendre nombre de hauts responsables post-14 janvier. Ce qui explique sa grande liberté d’action et de parole. Il dit très haut ce que beaucoup pensent très très bas. Ces “beaucoup” devenus légions dans notre pays et qui sont aussi bas que leurs pensées, leur opportunisme et leurs ambitions démesurées.
Hassine Dimassi a osé démissionner de son poste de ministre lorsqu’il a réalisé que le gouvernement de la Troïka ne servait pas autant les intérêts de la Tunisie que ses propres intérêts à lui.
Le point sur la situation actuelle de notre pays avec cet homme qui pense et agit “out of the box made in Tunisia“.
WMC : Le chômage est l’une des plus grandes menaces qui pèsent sur la paix sociale et qui peuvent toucher la sécurité nationale au vu des recrutements des jeunes par des associations caritatives et des réseaux pour aller se battre sur tous les fronts, de la Syrie jusqu’à la Libye et en passant par l’Irak. Pensez-vous que le gouvernement tunisien a pris des décisions efficientes non pas pour y mettre fin mais pour donner de l’espoir et d’autres alternatives à des jeunes des fois désespérés et d’autres endoctrinés?
Hassine Dimassi : Le chômage dans notre pays, et plus particulièrement le chômage des jeunes diplômés, est un drame quasi insoluble. Il résulte d’un cumul d’erreurs au niveau de l’offre (le système éducatif) et d’un changement radical au niveau de la demande (le marché de l’emploi).
L’horrible dysfonctionnement de notre système éducatif remonte aux années 70 du siècle dernier et continue de plus belle jusqu’à aujourd’hui. La fausse arabisation, les mauvaises orientations, les turbulences au niveau des méthodes pédagogiques, l’irrationnel contenu des programmes, et la dégradation de l’encadrement constituent les causes combinées du délabrement de notre enseignement.
«… Nous formons des générations entières sans indicateurs d’appréciation comme si nous naviguions sans boussoles».
Toutefois, l’erreur monumentale, ayant réellement détruit cet enseignement, réside dans la disparition progressive du contrôle au moment du passage d’une classe à une autre ou d’un cycle à un autre: élimination de l’examen du sixième puis du neuvième; clochardisation du baccalauréat; noyautage des matières principales dans les matières accessoires au supérieur; etc.
En somme, nous formons des générations entières sans indicateurs d’appréciation comme si nous naviguions sans boussoles. Il en a découlé un terrifiant laxisme, utilisé par le régime de Ben Ali comme instrument démagogique de gouvernement. De ce fait, notre système éducatif s’est petit à petit métamorphosé en une gigantesque machine générant une masse ingérable de diplômés de mauvaise qualité.
Ceci justifierait-il d’après vous le slogan “surdiplômés sous-qualifiés“ et expliquerait l’incompatibilité entre les diplômes et le marché de l’emploi?
Au niveau du marché de l’emploi, les choses ont évolué autrement. Jusqu’à la fin des années 80, le secteur public (fonction publique + entreprises publiques) absorbait l’essentiel des sortants de l’enseignement supérieur (environ 80%). Depuis, les choses ont beaucoup changé. Les besoins du public en diplômés du supérieur ont eu tendance à décliner à cause d’une saturation de l’administration et d’un arrêt de création de nouvelles entreprises publiques. Par moment (aux années 90 et au début des années 2000), nous avons eu l’impression que la situation n’est pas aussi mal que ça.
En réalité, cette illusion provenait du fait suivant: le système éducatif, tournant à vide, s’est longtemps autoalimenté en enseignants. Il formait en grande partie des enseignants pour former d’autres enseignants. Ce cercle vicieux n’a commencé à prendre fin qu’avec l’importante régression de l’effectif des scolarisés.
«En réalité, cette illusion provenait du fait que le système éducatif, tournant à vide, s’est longtemps autoalimenté en enseignants».
Quant au secteur privé, ses besoins en diplômés du supérieur sont demeurés très limités. En moyenne, son taux d’encadrement n’a jamais dépassé 5%. L’expansion des entreprises privées offrait donc d’importantes opportunités d’emploi pour les sortants du primaire et du secondaire et très peu pour les sortants du supérieur.
Bref, depuis au moins un quart de siècle, nous avons transité d’un système éducatif très sélectif mais dont les sortants sont conformes aux besoins du marché de l’emploi à un système éducatif excessivement laxiste dont les sortants sont en totale inadéquation avec les besoins du marché de l’emploi. Du coup, l’on s’est installé dans une impasse qui ne cesse de se serrer.
«Notre pays est donc devenu un perpétuel perdant aussi bien en emploi qu’en formation».
A son tour, cette impasse continue à enfanter des faux programmes administrés d’emploi. Depuis longtemps, au lieu d’attaquer le mal à ses racines, à savoir réformer à temps et radicalement le système éducatif, les gouvernants ne cessent de mettre en place en amont des multiples, coûteux et stériles programmes d’emploi. Notre pays est donc devenu un perpétuel perdant aussi bien en emploi qu’en formation.
Avec la «révolte glorieuse», la situation s’est gravement détériorée. La qualité de l’enseignement s’est dégradée plus qu’auparavant, résultat d’une fainéantise des enseignants sans précédent (amplification de l’absentéisme, multiples grèves sauvages sans raisons…), et d’un laisser-aller choquant des gouvernants, des élèves et des parents.
Y a-t-il des portes de sortie de cette situation, qui n’est pas des plus simples?
La solution? Eh bien, dans ce tunnel qui semble être sans bout, il n’y a pas de solution évidente et toute faite. Car l’héritage est très lourd et les acteurs sur scène sont en déperdition en matière de courage et de rationalité. A mon avis, afin d’alléger les impacts de ce drame, l’on peut agir à court et moyen termes dans quatre directions.
Primo : mobiliser suffisamment de ressources de la part de l’Etat afin d’offrir des réelles opportunités d’emploi fécondes et productives pour certaines catégories de jeunes. Cette mobilisation nécessitent évidemment des sacrifices, surtout de la part des citoyens qui travaillent et touchent de réguliers salaires, d’une part, et des hommes d’affaires réguliers et irréguliers qui trichent avec le fisc, d’autre part. Mais est-ce que ces acteurs confondus sont prêts à supporter ces risques?
Secundo : inciter, voire pousser, les entreprises privées à améliorer de manière significative leur taux d’encadrement et par conséquent à recruter plus de sortants du supérieur. L’Etat doit les appuyer dans un vaste et réel programme de recyclage. Evidemment, ce programme nécessite aussi d’énormes moyens financiers dont l’Etat pourrait se les procurer à travers une meilleure fiscalité et des substantielles économies sur les dépenses de compensation. Mais les acteurs sur scène sont-ils prêts à supporter les retombées de ces actions?
Tertio : renforcer nos liens avec l’étranger en menant une véritable diplomatie d’employabilité. Mais les turbulences économiques en Europe et politiques en Libye favorisent-elles cette démarche? Et la qualité de nos diplômés permet-elle de gagner cette bataille sans grandes difficultés?
Quarto : La relance de notre économie afin d’élargir massivement l’investissement aussi bien interne qu’externe, et de multiplier ainsi significativement les opportunités d’emploi de tous niveaux de qualification. Mais l’instabilité politique, le terrorisme des détraqués, le comportement anarchique et irrationnel des syndicats ouvriers favorisent-ils cette relance?
«A long terme, la clef du problème réside dans une refonte totale du système éducatif»
A long terme, la clef du problème réside dans une refonte totale du système éducatif (langues et instruments de communication, pédagogie, contenu des programmes, filières de spécialisation, rapports entre les différents cycles de formation, et surtout tests d’assimilation).
Toutefois, cette réforme pourrait s’affronter à d’innombrables contraintes dont notamment les énormes moyens financiers (d’où l’Etat pourrait-il s’en procurer si tout reste quasi inchangé?), le faible encadrement (les enseignants à tous les niveaux sont déjà très nombreux en quantité et médiocres en qualité), et l’opposition des intéressés (le populisme des gouvernants ne voulant guère brusquer les citoyens par souci électoral, l’opportunisme des enseignants suçant à volonté un enseignement chancelant, la paresse des élèves voulant «réussir» sans effort et donc sans contrôle, et le simplisme de la majorité des parents voulant vivre l’illusion de la «réussite» de leurs enfants).
«Pour les dirigeants de l’UGTT, le rétablissement de l’examen du sixième constitue un crime contre la nation»
La grande question qui demeure ouverte est donc la suivante: les acteurs sur scène sont-ils prêts à intérioriser la rationalisation de notre système éducatif, unique voix nous permettant à terme de sortir du gouffre dans lequel on s’est enlisé? La réponse est plutôt non, car ces acteurs sont tous mus par des visions et intérêts égoïstes, voire par des illusions. Par exemple, pour les dirigeants de l’UGTT, le «rétablissement de l’examen du sixième constitue un crime contre la nation»! Allez comprendre quelque chose dans ce cirque.