Pour Hassine Dimassi, universitaire syndicaliste et ancien ministre des Finances, la relance de l’économie nationale passe impérativement par le rétablissement de l’Etat de droit et la consécration de la suprématie de la loi. Quelques pistes pour une sortie de crise dans un pays où tout peut se vendre pour une poignée de dinars…
Suite et fin d’un entretien où l’on dit ce qu’on pense en toute liberté et sans autre considération que celle de l’intérêt de la nation.
WMC : Nous ne pouvons mettre fin au chômage des jeunes diplômés sans investissements, or ce qui se passe aujourd’hui est qu’aussi bien les investisseurs locaux qu’étrangers boudent le site Tunisie car ils ne peuvent prendre de risques dans un climat social instable et fragile. Quelle est la responsabilité de l’Etat aussi bien sur le plan communicationnel qu’en matière de négociations avec les partenaires sociaux pour rassurer les investisseurs?
Hassine Dimassi : Pour réinstaurer dans notre pays un climat favorable à l’investissement et par-là à la croissance et l’emploi, il faut commencer par appliquer la loi. Telle qu’elle est, celle-ci permet de sanctionner l’absentéisme, la paresse et le laisser-aller; de lutter sans pitié contre le terrorisme et la violence; et de mettre fin aux interruptions sauvages et anarchiques de travail.
Les acteurs politiques et syndicaux devraient aussi se débarrasser le plus tôt possible de leurs discours et comportements populistes et démagogiques.
«Que le travail soit la fierté de l’homme et l’honneur de la société». C’est la traduction de l’une des valeurs consignées par feu Farhat Hachad sur la carte d’adhésion à l’Union générale tunisienne du Travail en 1948. Ces valeurs auraient-elles perdu toute consistance? Car ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que la valeur travail a totalement disparu devant celle revendicatrice et destructrice du tissu économique national.
Malheureusement, dans notre pays, le travail se dissout imperceptiblement comme valeur. Plusieurs signent le prouvent: la fainéantise, l’absentéisme, les arrivées en retard, les grèves, le raccourcissement de la durée de la vie active, etc. Cette tendance n’est pas tout à fait nouvelle dans notre pays. Mais elle a pris de l’ampleur de manière manifeste après la «révolte glorieuse», par manque de respect et d’application de la loi.
La Tunisie, très petit pays démuni, ne peut survivre, voire progresser, que par le travail. Ce qui est étonnant et déroutant, c’est qu’on oublie souvent cette vérité.
Qui est responsable de la situation de crise aujourd’hui en Tunisie? Est-ce le déficit de l’Etat, la toute puissance acquise par les syndicats, la faiblesse du patronat ou encore le laxisme de la société civile s’agissant du social et de l’économique?
Tous les acteurs sur scène sont responsables de l’état de crise multidimensionnelle qui nous étouffe et qui prend de l’ampleur chaque jour. D’abord, l’émiettement désespérant des partis politiques qui les empêche de former des majorités durables et efficientes, et d’élaborer des vrais et cohérents programmes et stratégies d’avenir.
Ensuite, les syndicats ouvriers qui vivent par des acquis illusoires sans faire appel au travail et à la discipline. Depuis la «révolte glorieuse», ces syndicats ouvriers semblent être hors temps et hors espace.
Quant aux syndicats patronaux, ils donnent l’impression d’être mécontents mais en même temps hésitants, impuissants, voire conciliants. Par exemple, ces syndicats se plaignent constamment du recul de notre économie et de notre compétitivité par gonflement des coûts et repli de la productivité, mais cèdent rapidement aux revendications des salariés dans un contexte nullement favorable; ouvrant ainsi la voie large aux revendications du secteur public.
De même, les syndicats patronaux et ouvriers mènent ensemble le dialogue politique tout en reléguant dans les oubliettes le dialogue social et économique.
Enfin, la responsabilité de la crise revient à la majorité écrasante des citoyens dans la mesure où ils veulent tout avoir immédiatement sans rien donner en contrepartie. Tous croient que le pays renferme encore d’énormes richesses à distribuer, alors que depuis belles lurettes nous vivons à crédit.
Quelle est la responsabilité des partis politiques dans ce qui arrive aujourd’hui dans notre pays? Pourquoi leur activisme commence avec les campagnes électorales et s’achève après les élections d’après vous?
Nos partis politiques manquent en majorité, pour ne pas dire en totalité, de stratégies, et par conséquent de politiques, claires, cohérentes et efficientes. Dans le meilleur des cas, les programmes des partis se limitent à une sommation de promesses disparates et parfois contradictoires.
A titre d’exemple, l’actuel Premier ministre tente de gouverner sans préalables stratégies et politiques puisqu’il ne cesse de demander à ses ministres leur programme d’actions. Pourtant ça aurait dû se passer inversement. Cela prouve que les partis qui ont enfanté ce gouvernement, et plus particulièrement Nidaa Tounès, manquent de stratégie.
D’ailleurs, la première action menée par l’actuel Premier ministre, consistant à ouvrir des négociations avec l’UGTT concernant l’augmentation des primes et salaires du secteur public, ne pourrait être dans l’actuel contexte que catastrophique: amplification ingérable de l’inflation, dépréciation intenable du dinar, déficit démesuré du budget de l’Etat et de la balance commerciale, et enlisement mortel du pays dans l’endettement extérieur.
On est très loin des politiques de sauvetage qu’on espérait de ce gouvernement. Notons que tous les partis comblent ce criard déficit en stratégie et programme par le populisme et la démagogie. C’est d’ailleurs pour cette raison que «leur activisme commence avec les campagnes électorales et s’achève après les élections».
La Tunisie a-t-elle la chance de s’en sortir par elle-même et non en comptant sur les pays étrangers? Et si c’est le cas, comment?
La Tunisie ne peut sortir progressivement de sa crise qu’en comptant d’abord sur le travail et la discipline, et ensuite sur notre image à l’extérieur. Cela suppose qu’on doit se débarrasser le plus tôt possible de ce discours tuant, basé sur le populisme ainsi que sur des illusions. Cela suppose aussi qu’on doit commencer sans crainte ni hésitation par appliquer les lois existantes. Sans cela, notre pays ne peut que s’enfoncer davantage dans la boue.
Consacrer des valeurs primaires et dégradantes telles des grèves payées, des primes pour production inexistante, ou des augmentations de salaires dans une économie délabrée, cela ne peut mener qu’au suicide. Certains disent que les gouvernements rechignent à être fermes dans la gestion des affaires publiques par crainte de provoquer des tensions sociales. Pourtant, une explosion sociale passagère est de loin préférable à une implosion mortelle et durable.