Grèves, absentéisme et faible rendement sont les principaux phénomènes caractérisant, actuellement, le quotidien du Tunisien qui célèbre, vendredi 1er Mai, à l’instar du reste du monde, la Fête du travail, une valeur occupant pourtant une place centrale dans sa vie, selon le professeur en psychologie à l’université tunisienne, Noureddine Kridis.
Cet expert en psychologie de travail et co-directeur d’un ouvrage collectif intitulé “Communication et entreprise: les hommes, les machines, l’environnement” pointe du doigt, dans une interview accordée à l’Agence TAP, un mal être et un malaise quasi général par rapport à la création de richesses dans le pays.
M. Kridis qui est, également, auteur de plusieurs ouvrages dont “Vitamines des sens” et “Communication et éducation”, critique les conditions du travail dans l’entreprise et un style de management très directif.
TAP: La valeur travail existe-t-elle pour le Tunisien?
Noureddine Kridis: Oui bien sûr, s’il n’y avait pas eu la valeur travail, il n’y aurait jamais eu la révolution, celle du 17 décembre 2010/14 janvier 2011, car si le travail n’avait pas cette valeur positive, personne n’aurait accepté de s’immoler et de mourir pour cela.
Donc, la valeur travail a un aspect presque sacré, d’où le slogan de la révolution «Travail, liberté, dignité». Le travail intervient en premier lieu dans ce triangle et occupe une place centrale. Sans le travail, il n’y a ni liberté ni dignité.
Dans l’inconscient profond de tous les tunisiens, travailler est très très important. D’ailleurs, les familles investissent dans les études des enfants pour que ces derniers puissent travailler un jour.
Elles croient en le travail. Aujourd’hui, on parle de lutte de places et non pas de lutte de classes car quand quelqu’un trouve du travail ou obtient sa titularisation. l’entourage le félicite, estimant qu’il a tiré son épingle du jeu.
Cependant, la situation actuelle est tout autre. A cet égard les évènements du bassin minier tournent autour du travail, des conditions de son exercice, du recrutement et du partage de bénéfices. Ces évènements reflètent le malaise qui entoure le contexte général de la production de richesses dans le pays Pour résumer, la représentation du travail est tout à fait positive dans l’inconscient collectif même chez les chômeurs et les intermittents. .
Gérer une double contrainte
Le travail (du latin trepalium ou instrument de torture) est associé à la souffrance dans certaines cultures notamment chrétienne, est-ce le cas pour le Tunisien?
A la base et depuis des décennies maintenant, le travail est associé au plaisir et au bien être. On y passe les 2 tiers de sa vie et il permet de s’accomplir et de réaliser ses objectifs, tels que construire une maison, avoir une voiture, se marier. Mais cela n’est pas toujours le cas.
Le travail nous met dans une situation de double contrainte, à savoir celle de produire selon des normes, mais ce qui complique encore les choses, c’est que l’on ne travaille jamais seul, il y a toujours des collaborateurs, des collègues et un supérieur hiérarchique. Même dans un métier libéral, des clients sont là, d’où l’aspect relationnel.
Nous sommes en fait soumis à deux formes de stress : accomplir des tâches précises et produire, tout en sachant gérer les relations car le travail est un contexte social, relationnel. Parfois, on focalise trop sur la relation et la production baisse, ou alors c’est l’inverse, entraînant par conséquent de mauvaises relations humaines au travail.
Pour améliorer la situation, il y a une série d’étapes à entreprendre, telle que la mobilisation des travailleurs autour d’objectifs communs, tout en leur donnant la possibilité de s’investir personnellement et d’innover. Sans cela, les conditions de travail ne sont pas satisfaisantes et dans certains cas on demande même aux travailleurs de travailler et de se taire, d’où ce sentiment d’exclusion engendrant un manque d’investissement dans le travail.
Il y a sûrement des Tunisiens qui sont épanouis dans leur travail, mais pouvez-vous nous dire davantage sur l’aspect psychologique de la relation tunisien-travail?
Le Tunisien n’est pas un extraterrestre. Il vit dans un contexte qui a une histoire laquelle a changé depuis la colonisation. A cette époque, le tunisien n’avait pas la même relation au travail qu’aujourd’hui. Il est fort probable qu’il travaillait le moins possible, parce qu’il se sentait exploité, (sous-payé, travaux ingrats et difficiles, exploitation).
C’est donc possible que cela soit resté dans son inconscient, soit le travail vécu comme étant une corvée ou un mal nécessaire n’apportant aucun plaisir.
Mais ce que je constate est que le Tunisien cherche à la fois le travail et la dignité. Rien qu’à voir les vagues de clandestins qui cherchent à atteindre l’Europe coûte que coûte. Mourir pour cela constitue un indicateur de cette quête de conditions dignes au travail.
Le Tunisien part en Europe parce qu’il sait qu’il y sera traité avec estime, considération et respect (il sera interpellé dès son arrivée par le douanier Monsieur). Mais pour revenir sur la culture du travail, qui est une culture basée sur des valeurs : aimer son entreprise, avoir le sentiment d’appartenance à son institution, la défendre, la protéger, chercher à la faire avancer, on peut se poser la question autrement, qu’a fait l’entreprise pour que ses agents puissent prendre du plaisir à travailler.
Est-il possible de demander aux gens d’avoir des valeurs positives par rapport au travail quant les conditions de travail ne sont pas favorables et si dans l’entreprise, on ne cherche que la force du travail négligeant le développement de l’homme qui est derrière. Et là le constat est triste.
Donc pour que tout le monde puisse vénérer cette valeur travail, il faut évidemment, encourager ceux qui travaillent et résoudre le problème de communication et de de participation, ce qui relève de styles de management,
Un style de management directif
La Tunisie a hérité d’un style de management très directif, partout, il n’y a que des directeurs, beaucoup de directeurs, alors que les autres ne sont que des exécutants et des laissés-pour-compte, ce qui fait que vu de l’extérieur, les Tunisiens n’aiment pas travailler, ou travaillent peu et sont paresseux. La valeur travail est en chute libre.
L’exemple qui revient souvent, c’est celui du demandeur d’emploi qui fait des pieds et des mains pour accéder à un poste, mais une fois qu’il l’a obtenu, son rendement baisse Comment peut-on interpreter ce comportement?
C’est un comportement irresponsable et irrationnel. IL peut découler de l’absence dés le départ, d’un contrat clair qui précise les tâches, les objectifs et des critères d’évaluation des résultats. Ailleurs, cela se passe autrement particulièrement dans les pays développés, où l’on sait, dès le départ, qui fait quoi; la gestion de la tâche au quotidien est une gestion de la carrière. Donc le travail est dans ces contrées porteur de sens.
En outre, le rapport au travail est investi psychologiquement comme tout objet, c’est à dire qu’il peut être un objet d’amour ou de haine.
En effet ce qui se lit dans l’espace du travail et de la personne c’est le résumé de sa vie, ses contradictions, ses points forts et faibles, ses rêves, ses illusions, ses objectifs….
De nos jours, nous assistons à une remise en question du travail en tant que condition et vision (qu’est ce qui nous rapporte, nous donne et que lui donne-t-on). Donc il est devenu un instrument d’expression du malaise social et ce, bien avant la révolution. Par conséquent un travail de réflexion est à faire sur le style de direction (comment diriger les travailleurs comment garantir leur collaboration).
Quant aux négociations formelles entre les organisations patronale et syndicale, celles-ci sont malheureusement, focalisées sur les salaires, alors que ce n’est qu’un élément de la relation employeur-employé.
Est-ce que notre société donne de la valeur à la méritocratie?
Non au fait, un des critères sur lesquels on peut juger si une société accorde de la valeur à la méritocratie, c’est le processus de recrutement (clair, équitable et objectif ou bien-fondé sur le favoritisme). D’ailleurs, s’il y a des sociétés qui fonctionnent bien, c’est grâce à leur politique de recrutement et l’absence de celle-ci est de nature à accroître le sentiment d’injustice, la culture de la débrouillardise et du système D.