Société : Explication sociologique de l’évasion fiscale et de la corruption en Tunisie

Par : TAP

controle-fiscal-680.jpgSeulement 33% des contribuables déclarent volontairement leurs revenus annuels, d’après la Direction générale de la fiscalité (DGF). Dans le meilleur des cas, ce taux atteint 50%, grâce aux interventions des services de contrôle de cette direction.

Avant la révolution, plus de la moitié des contribuables déclaraient leurs impôts (58,7% en 2010). La baisse de ce taux à 33% est imputé au “climat de désordre et de non-respect des règles fiscales” et aussi au non-respect du “prestige de l’Etat”, selon Moez Daldoul, directeur à la DGF.

Pour les sociologues, ceci est, plutôt, révélateur d’un déclin des valeurs de citoyenneté. Car, la déclaration volontaire des revenus reflète souvent le degré de civisme fiscal dans un pays et constitue aussi un acte d’adhésion sociale et un témoignage d’appartenance à la communauté.

Abdessatar Sahbani, sociologue et président de l’Association des sociologues tunisiens (AST), considère l’évasion fiscale comme “un phénomène lié au comportement du citoyen et à son éducation depuis son jeune âge”.

“Tout comme la corruption tolérée, en quelque sorte, aux élèves à travers les cours particuliers, l’évasion devient, petit à petit, un comportement permis et même une culture”, a-t-il expliqué. “Quand on tolère cette évasion aux grands acteurs de l’économie, on encourage le reste des contribuables à s’aligner sur les mauvais exemples”, a-t-il développé.

Ce phénomène reflète, d’après lui, un déficit au niveau de la valeur citoyenneté chez les Tunisiens, perceptible également à travers le faible taux de participation aux élections (1 tunisien sur 3 seulement a accompli son devoir électoral durant les échéances électorales précédentes).

Le régime forfaitaire encourage l’évasion fiscale

En Tunisie, le tissu fiscal est formé de 685.000 contribuables, dont 410.000 (80%) soumis au régime forfaitaire et ne contribuent que de 0,2% à la valeur globale des recettes d’impôt.

Ce tissu est formé, pour le reste, de 18,85% de personnes morales et de 8,4% de professionnels exerçant dans des métiers hors commerce (avocats, médecins, ingénieurs…).

Pour l’Etat, dont 65% des ressources du budget, soit l’équivalent de 20 milliards de dinars, provient des recettes fiscales, la lutte contre l’évasion fiscale est plus qu’une priorité. D’où la nécessité d’engager des réformes et de mobiliser des ressources pour le budget de l’Etat.

Il s’agit de récupérer 5 milliard de dinars qui constituent les montants d’impôts impayés, selon le responsable de la DGF. Par ailleurs, dans une évaluation détaillée du système fiscal en 2012, le FMI a recommandé à la Tunisie une réforme “urgente” du système fiscal, notamment le régime forfaitaire.

“Ce régime supposé assujettir les microsociétés à un faible impôt forfaitaire, semble avoir fait l’objet d’abus graves avec 98% des contribuables qui se cachent derrière”, note la Banque mondiale dans son rapport “la révolution inachevée”.

La BM recommande ainsi de réformer ce régime “pour réduire la marge d’abus, augmenter le respect des règles fiscales et réduire le biais réglementaire qui incite à la production à petite échelle”.

23.000 révisions fiscales, chaque année

Les services du contrôle fiscal effectuent, chaque année, plus de 23.000 révisions fiscales, dont 3.000 révisions approfondies et le reste des révisions primaires. Ces révisions ont permis, en 2014, de collecter près de 1,4 milliards de dinars, dont 443 MDT ont été payés immédiatement.

Le responsable a évoqué des difficultés rencontrées par les contrôleurs en raison de leur nombre réduit (1.000 contrôleurs seulement). “Ceci oblige les contrôleurs à procéder en fonction de la rentabilité. Les services de fiscalité contrôlent, en premier lieu, les grandes sociétés pour drainer plus de recettes au budget de l’Etat, puis viennent les petites entreprises et les métiers libres”, a expliqué Moez Daldoul.

Une législation qui consacre l’évasion fiscale

La Banque mondiale (BM) considère dans son rapport “La révolution inachevée” que l’arsenal juridique mis en vigueur pour consacrer l’évasion fiscale, avant la révolution en faveur des entreprises qui appartenaient à la famille du président déchu, n’a pas changé après.

“Quatre ans après la Révolution, les systèmes politiques et juridiques ainsi que les motions économiques exploités en tant que prétexte pour le recouvrement des rentes restent inchangés”, lit-on dans ce rapport.

Parmi ces législations figure “le code d’incitation à l’investissement”. Ce code, par exemple, n’a pas joué son rôle dans la mobilisation des investissements ainsi que dans la création d’emplois. Au contraire, il a approfondi les inégalités régionales, d’après la BM.

Le rapport de la BM fait aussi ressortir que les sociétés bénéficiaires des incitations à l’investissement exercent dans des secteurs à faible main-d’oeuvre.

Une enquête pour mettre à jour le tissu fiscal

Le membre du conseil de l’Ordre des experts-comptables de Tunisie (OECT), Anis Wahabi, estime que la lutte contre l’évasion fiscale demande la mise en place de tout un système pour combattre la corruption sous ses différentes formes.

“Il est nécessaire d’asseoir un système basé sur les nouvelles technologies à même de permettre de contrôler l’activité des contribuables à travers la facturation quelle que soit la nature de l’activité qu’ils exercent”, a-t-il dit.

Dans ce cadre, il propose de procéder à un recensement fiscal pour mettre à jour le tissu fiscal et mettre ainsi à la disposition de l’administration une banque de données actualisées sur les contribuables.

Anis Wahabi a fait savoir qu’il est du devoir de l’Etat de résoudre le problème des dettes fiscales et d’encourager les personnes et les entreprises qui régularisent, volontairement, leur situation fiscale.

“Il importe également d’établir une relation de confiance entre l’Etat et le contribuable, de manière à encourager ce dernier à payer volontairement ses impôts”, a-t-il conclu.

Une solution radicale à l’évasion fiscale

D’après Walid Nwairi, chargé de communication à la DGF, la Direction de la fiscalité envisage d’organiser une campagne au sein des écoles primaires ayant pour slogan “la fiscalité 10/10”.

Son objectif est d’initier les jeunes au patriotisme et de les informer sur les avantages de la fiscalité et ses apports pour le bien public.

Le responsable reconnaît, néanmoins, qu’une campagne de sensibilisation ne suffit pas. “Il faut trouver une solution radicale à l’évasion fiscale et surtout aux fausses déclarations”, a-t-il recommandé.

La Commission nationale de lutte contre la corruption et la malversation, créée après la révolution, avait indiqué dans son rapport que “la fiscalité était le bras de l’ancien régime et son outil pour exercer son pouvoir et mettre la main sur les sociétés”.

La commission avait encore signalé que la fiscalité demeure l’un des domaines qui nécessite le plus d’investigation et d’enquête.

Le ministère des Finances, de son côté, bien qu’il ne reconnaisse pas l’existence de pratiques de corruption au sein de sa direction, recommande dans le cadre du projet de réforme fiscale “plus de rigueur en cas de corruption et des sanctions pour renforcer la transparence fiscale et consacrer la concurrence loyale et l’intégrité et aussi à lutter contre toutes formes d’évasion fiscale”.

Le département plaide aussi pour une unification des mesures au niveau de tous les services de l’administration, la garantie d’une meilleure formation du personnel et des agents des services d’impôt et la mise à leur disposition des moyens et outils nécessaires.

WMC/TAP