Entre espions et caméras, des caissières sous surveillance

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és embauchent des personnes pour surveiller les caissières (Photo : Raigo Pajula)

[18/05/2015 10:40:52] Paris (AFP) L’offre d’emploi parlait d’un poste de “contrôleur qualité”. Au chômage depuis plusieurs mois, Benjamin y a répondu. Pendant plus d’un an, il s’est retrouvé à espionner des caissières, comme Vincent Lindon dans “La Loi du marché”, en compétition lundi à Cannes et sur les écrans mardi.

C’était au début des années 2000. Dès son embauche en CDD au sein de la société “Gimat, missions spéciales”, on a expliqué à Benjamin (prénom modifié) le principe de base du métier – “les caissières sont des voleuses” – et la tâche qui lui incombait: se rendre dans des magasins pour faire des achats comme “client mystère”, payer des sommes rondes en liquide et oublier son ticket de caisse. Derrière lui, son collègue “binôme” vérifiera si l’employée met bien l’argent dans la caisse.

Dans le cas contraire, la caissière, “en larmes une fois sur deux”, sera convoquée dans le bureau d’un responsable et poussée à avouer, avant l’arrivée de la police, raconte-t-il à l’AFP.

Monoprix, Galeries Lafayette… Pendant plusieurs mois, liasses de billets en poche, ce trentenaire a écumé les enseignes à Paris et en province, chaperonné par des collègues chevronnées – certaines officiaient comme “contrôleuses d’achats” depuis quinze ans. En plus de son salaire (un Smic), il touchait à la fin du mois des “primes sur interpellation”, pour chaque caissière prise la main dans le sac.

Quand il a été jugé assez “fiable”, on lui a confié des “missions d’infiltration”: embauché comme vendeur, il devait alors espionner ses collègues ou ses supérieurs soupçonnés de vol, jusqu’à planquer dans sa voiture devant des entrepôts, à l’aube, appareil photo en bandoulière.

“Gimat, missions spéciales” a été liquidée en 2004. Didier Rauch a repris la société en 2005, après 15 ans passés comme responsable de la lutte contre la fraude chez Carrefour, et l’a rebaptisée “Gimat expert”. “C’était une institution, fondée en 1968” en collaboration par les Galeries Lafayette, Prisunic ou encore Habitat, dont l’acronyme signifie +Groupement inter-magasins d’achats test+, explique-t-il. Il n’a conservé aucun des anciens salariés et dénonce les “méthodes de barbouzes” de ses prédécesseurs.

– Détectives privés –

Gimat expert emploie désormais uniquement des détectives privés, des enquêteurs “spécialistes de la fraude interne”, “soumis à une déontologie” et qui respectent le droit, insiste-t-il.

Mais le coeur de métier reste le même, “la lutte contre la démarque inconnue”, c’est-à-dire le vol, qui reste un fléau pour les enseignes. “Vérification des procédures de caisse et de la probité des effectifs”, contrôle aléatoire de sortie du personnel… Didier Rauch refuse de préciser le nom de ses clients, mais le site internet de sa société évoque des “grands magasins”, “la grande distribution” ou encore des “réseaux de grandes marques”.

Côté syndical, ces pratiques, qu’elles soient légales ou illégales, restent méconnues.

“L’infiltration existe, mais cela se fait en toute discrétion, avec des gens triés sur le volet, qu’il s’agisse d’agents de sécurité ou d’employés de ménage”, selon Erik Biro, secrétaire général des métiers de la prévention et de la sécurité à l’Unsa. “A titre personnel, je crois que l’affaire Ikea a refroidi les enseignes, c’est quand même très mauvais pour l’image”, dit-il.

Une enquête est ouverte depuis 2012 à Versailles contre le géant suédois de l’ameublement sur des soupçons de surveillance illicite. Autre cas très médiatisé: outre-Rhin, Lidl a été condamné à 1,5 million d’euros d’amende pour avoir fait surveiller des employés par des détectives.

En France, en 2006, Régis Serange, un agent de sécurité de Carrefour confessait avoir provoqué 150 licenciements. Il racontait, à l’époque, avoir surveillé les gens à l’aide de caméras cachées ou encore avoir tendu des pièges en laissant traîner des billets de banque auprès des caisses.

– Caméras dissimulées dans les caisses –

“Il est difficile d’avoir des preuves, même si beaucoup de salariés se sentent espionnés”, constate Eric Scherrer, responsable de la fédération du commerce Unsa.

“Il apparaît toutefois évident que certains vigiles sont davantage là pour surveiller les salariés que les clients” – un des sujets du film de Stéphane Brizé, en compétition officielle à Cannes – et que “la vidéosurveillance ne cesse de se développer”, remarque le syndicaliste. Si les employeurs “évoquent la question de la sécurité, les caméras sont, curieusement, souvent très dirigées sur les encaissements”, souligne-t-il.

Erik Biro raconte même avoir vu dans le local de sécurité d’une grande chaîne d’hypermarchés des vidéos tournées à l’insu des caissières, par des caméras dissimulées derrière l’écran où elles scannent les articles. Des pratiques contraires au droit du travail.

Pour avoir le droit de filmer leurs salariés, les employeurs doivent notamment faire une déclaration à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), consulter les représentants du personnel et afficher des panneaux indiquant l’emplacement et l’objectif des caméras.

En 2014, 300 plaintes ont été déposées auprès de la Cnil par des salariés pour dénoncer des systèmes de vidéosurveillance.

E.Leclerc a ainsi été récemment rappelé à l’ordre à deux reprises par la commission, avant de rectifier le tir. Ses magasins de Bourg-en-Bresse (Ain) et Saint-Médard-en-Jalles (Gironde) étaient dotés de “dispositifs de vidéosurveillance disproportionnés”, avec des “salariés filmés sous surveillance constante”. L’enseigne, qui n’a pas souhaité répondre aux questions de l’AFP, a seulement déclaré que ses systèmes de sécurité “respectent” “le Code du Travail”.

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été déposées auprès de la Cnil par des salariés pour dénoncer des systèmes de vidéosurveillance (Photo : Fred Tanneau)

Sollicitées sur ces questions de surveillance des caissières et de “clients mystère”, les Galeries Lafayette n’ont pas souhaité communiquer. Monoprix et Carrefour, qui ont également refusé de s’exprimer “pour des raisons de sécurité”, ont affirmé que leurs procédures respectaient “la réglementation en vigueur”.

“Le principe absolu, en droit du travail, est que l’employeur ne peut pas utiliser de méthodes de contrôle de l’activité de son salarié qui soient clandestines”, résume Sylvain Niel, avocat.

Selon ce spécialiste du droit social, un salarié filmé à son insu ou contrôlé par un “client mystère”, même détective privé, obtiendra gain de cause “à tous les coups” devant le juge s’il souhaite contester son licenciement. Ce qui ne l’empêchera pas d’être condamné pour vol.