Agriculture : SOS pour sauver la richesse génétique tunisienne!

Par : TAP

ble-genetique-tunisie.jpg

Mohamed Habib Lejmi a promené son regard sur les cultures de sa ferme, située à Racada (Kairouan Sud), cherchant un épi de blé local de variété «Chetla», «Roumani» ou «Baydi», mais n’a pas apprécié ce qu’il voyait, ne constatant en fait que des épis de blé hybrides de variété «Krim».

Dans le passé, ce fermier savait très bien ce qu’il semait et récoltait, sauf qu’aujourd’hui les choses ont changé. D’autres graines et plants hybrides ont été intégrés dans son cycle d’activité agricole.

Une ferme sur des dizaines de fermes ont procédé en 2010 à une expérience visant à redonner vie aux épis de blé tunisiens locaux, et ce, sur une superficie de 100 hectares dans les gouvernorats du centre et du Sud. Cette expérience a été couronnée par une récolte d’épis de blé d’or locaux. Lejmi a parlé avec amertume de son expérience.

Selon le fermier, l’échec de son expérience est le pic d’irrévérence dans l’utilisation de différentes variétés d’anciennes céréales locales dont «Chetla» et «Roumani».

Le fermier a poursuivi : «nous sommes retournés à la plantation de “Krim” et “Razak” mais ces variétés demeurent des espèces hybrides qui ne sont pas à la hauteur des espèces locales en terme de rendement, notamment dans des milieux difficiles. Les espèces de blé locales se distinguent par un goût douçâtre, un meilleur rendement et de grandes vertus alimentaires, si elles sont utilisées dans la fabrication du couscous ou transformées en semoule de blé pour en faire du pain».

Echec des essais pour préserver les espèces locales

Lejmi a ajouté “On a réussi au cours de la saison de 2010 à planter 100 hectares d’espèces locales, en coopération avec la Banque nationale des gènes et ce, à partir de quelques kilogrammes de semences tunisiennes récupérées auprès des banques des gènes américaines”. Au même moment, une association chargée des espèces locales a été créée. Cette association espérait trouver auprès du gouvernement une aide en vue de la mise en place d’une usine de fabrication de couscous, d’un moulin et d’une boulangerie spécialisée dans la préparation des plats locaux.

Cette expérience a fait le bonheur de 43 agriculteurs qui ont adhéré à l’idée et obtenu 100 kg d’espèces locales pour les ensemencer. L’association devait en restituer une partie à la récolte afin de pouvoir constituer un stock de graines locales. “Cette expérience a été abandonnée après la révolution”, s’est exprimé Lajmi avec tristesse. “Les agriculteurs ont repris la plantation des espèces hybrides, surtout lorsqu’ils se sont trouvés obligés de vendre, aux centres de collecte, leur récolte issue des graines locales aux même prix que celle provenant des espèces hybrides”. Déçu, Lajmi a parlé d’une nouvelle expérience proposée par quelques responsables.

Cette expérience, a-t-il dit, stipule de compter sur les femmes pour l’industrialisation du couscous à partir des espèces de blé locales, son conditionnement manuellement et sa commercialisation. Le résultat de ce projet pourrait être le même que celui des expériences des agriculteurs à Kairouan, demeurées non concluantes. Ces expériences sont tributaires d’une réelle volonté politique qui s’intéresse au patrimoine génétique en céréales locales.

Le patrimoine génétique Tunisie en déperdition

Le soin d’identifier des solutions à ce problème a été confié à l’un des bureaux de recherche dans le domaine des ressources génétiques végétales et animales, dans l’espoir de trouver des réponses aux obstacles entravant ce domaine stratégique.

Le professeur universitaire spécialisé en gènes végétaux Moncef Harabi m’a accueilli dans l’un des bureaux de ses collègues à l’institut national agronomique de Tunisie (INAT), qui remonte à l’époque coloniale, pour parler des gènes végétaux en Tunisie. Il a indiqué que le patrimoine génétique en Tunisie est en voie de disparition, précisant qu’il représente la plupart des espèces locales de végétaux et d’animaux portant l’emprunte tunisienne.

Jusqu’à aujourd’hui environ 200 espèces locales de céréales ont disparu en Tunisie, telles que «Baidi» et «Mahmoudi», bien que la Tunisie a récupéré certaines espèces auprès des banques génétiques américaines au cours de l’année 2008-2009.

Selon Harabi, le malheur est que les tunisiens ne font pas d’efforts pour protéger leur richesse génétique, alors que des experts italiens en alimentation ont réussi à utiliser quelques céréales locales tunisiennes. Ils les ont utilisé dans l’industrie des pâtes italiennes et ont souligné leurs vertus alimentaires.

En outre, Harabi considère que les variétés de céréales locales luttent contre la sécheresse surtout dans les régions du centre et du Sud, bien que non adaptées aux régions Nord. D’après Harabi les gènes en Tunisie sont “une boite noire non encore ouverte, surtout qu’elle constitue un champs libre pour les sociétés importatrices des différentes variétés de semences, sous prétexte du faible rendement des variétés locales”.

Les recherches ont-t-elles récupéré ce qui a été perdu?

La réponse est négative. “La Tunisie a perdu toutes les variétés locales d’orge”, assure Harabi, alors que les financements accordés au Centre international de recherches agronomiques des zones arides (ICARDA) s’élèvent à plusieurs milliards de dollars en 40 ans de services, mais il n’a pu introduire que deux variétés d’orge.

Il n’y pas que les variétés qui disparaissent, les chercheurs tunisiens aussi fuient, selon Harabi, accusant les structures de recherches internationales de confisquer les chercheurs tunisiens et de recourir aux lois afin d’accéder, exporter et même passer en contrebande les variétés locales.

Pour le responsable, la recherche scientifique agricole en Tunisie qui est en état de morcellement, doit être développée, en plus de la restructuration de l’activité des entreprises opérant dans ce domaine. Il s’agit en outre, toujours selon lui, de développer les industries alimentaires qui constitue le facteur de base pour la valorisation des produits locaux. Et que 99% des variétés utilisées en Tunisie sont importées en absence de variétés locales, entraînant ainsi la hausse des prix de la plupart des produits.

Le chercheur a conclu ses propos en misant sur l’importance de la valorisation du patrimoine génétique local de céréales et de toutes les variétés de plantes aromatiques et médicinales produites en Tunisie (Romarin, thym…) qui peuvent créer des emplois et développer les régions de l’intérieur.

Les ressources génétiques animales menacées aussi de disparition

A l’Institut national agronomique de Tunisie (INAT), l’universitaire et expert en ressources génétiques animales, Mnawar Jemmali, qui a été chargé de la gestion de la banque nationale des gènes avant et après la Révolution, a déclaré que “les variétés locales de céréales et animales qui résistent bien à la sécheresse ont totalement disparu”. Cela est du à la hausse de la demande sur les aliments et le recours à l’importation des races et plants améliorés au dépend du stock génétique local.

Il a encore indiqué que cette disparition a été constatée alors que les politiques mondiales ont, depuis le sommet de la terre (1992), défendu et appelé à la préservation de la diversité biologique dans le monde, conformément à la convention internationale sur la diversité biologique.

Toujours selon Jemmali, les pays en développement et notamment les pays africains et arabes ne sont pas parvenus à saisir cette opportunité. La Tunisie n’a pas accordé l’intérêt requis aux ressources génétiques locales, malgré ses importantes capacités qui peuvent la hisser au rang d’avant- gardiste aux niveaux arabe et africain, selon l’expert.

Cette négligence (préservation des ressources génétiques) est expliquée par la régression des entreprises opérant dans le domaine de la préservation et l’exploitation des ressources génétiques animales, outre l’absence d’un tissu professionnel actif dans ce domaine, a-t-il encore dit.

Pour Jemmali, la Tunisie a pris du retard dans l’élaboration de son 2ème rapport (2014/2015) sur les ressources génétiques animales alors qu’elle se situait en première place, lors de l’élaboration de son 1er rapport (2004).

L’expert a, par ailleurs, affirmé que la Banque nationale des gènes, mise en place en 2007, est parvenue à reprendre près de 37 mille variétés végétales dont des céréales de souche plantées dans la région de Kairouan (centre-ouest). La même structure est parvenue à congeler 1.500 variétés animales locales, mais sa structure a régressé depuis 2012 et a été vidée de ses cadres.

Mettant en exergue l’expérience des agriculteurs de Kairouan, Sidi Bouzid et Gabès pendant la période 2009-2011, Jemmali a fait remarquer que près de 100 ha consacrés à des variétés céréalières locales récupérées auprès des banques internationales de gènes aux Etats-Unis après plus d’un siècle n’ont pas été valorisées en raison de l’arrêt du projet.

L’expert a évoqué l’exemple de certains gènes d’animaux destinés à l’élevage bovin, qui ont disparu comme la vache de Nabeul, surnommée «la blonde du Cap Bon», cédant la place à d’autres races importées. Toutefois, la Tunisie continue à préserver les races pures des chèvres d’origine berbère, arabe, saklienne, et sardienne.

Concernant les volailles, Jemmali affirme que la Tunisie importe 100% de ses besoins en gènes animaliers mais aussi en plants pour des raisons commerciales et les intérêts des lobbies qui ont la main mise sur le secteur agricole.

Evasion des gènes tunisiens vers l’extérieur…

Jemmali et Harrabi parlent sans ambages des opérations légales de contrebande de certains échantillons des semences tunisiennes à l’extérieur sous le prétexte de la recherche scientifique menée par certains étudiants à l’étranger ou même par des entreprises internationales.

L’expert a affirmé que les autorités de contrôle à l’aéroport international de Tunis-Carthage ont saisi avant la révolution une grande quantité de variétés céréalières en possession d’une étudiante qui partait à l’étranger. Elle a expliqué sa possession de cette richesse dont le transfert vers l’extérieur du pays est organisé par la loi, par l’alibi de la recherche scientifique. Il n’existe pas en Tunisie, jusqu’à présent, une loi incriminant la contrebande des gènes alors que plusieurs pays ont mis en oeuvre des règlements interdisant le transfert de leur patrimoine de gènes hors des frontières.

Promulguer une loi sur le transfert des échantillons vers l’extérieur?

Les appréhensions sur la contrebande des gènes originaux tunisiens et la rétractation du rôle de la banque des gènes ont été transmises au directeur général de cette structure, Mbarek Ben Nasser. Il estime qu’il faut promulguer une loi déterminant les circuits de sortie des échantillons vers l’extérieur.

Pour lui, il est aussi nécessaire de créer une commission nationale, regroupant les autorités douanières et présidée par la Banque qui aura pour mission d’octroyer des permis aux chercheurs pour faire sortir vers l’extérieur des échantillons locaux.

Ben Naceur estime que l’action de la BNG a connu une certaine récession après la révolution, au point de ne pas pouvoir récupérer de l’extérieur les variétés locales, signalant que la banque renferme actuellement 40 mille échantillons dont 64% sont des échantillons de variétés céréalières.

Il a fait valoir que l’échec de l’expérience de la culture de certaines variétés locales à Kairouan revient à l’exigence de fournir le financement nécessaire pour les projets réalisés, alors que la banque ne se permet pas d’y investir au vu de la nature de ses activités.

L’expert Jemmali voit de son côté que la solution réside dans le développement de l’action de la banque nationale des gènes en la transformant en une institution chargée à la fois de la protection des gènes tunisiens et de la recherche scientifique pour que la banque ne soit pas dépendante des entreprises de recherche internationales et commerciales.

Ben Nasser, lui, a fait savoir que la banque procèdera pendant les cinq prochaines années à un programme de mise à niveau pour se conformer aux normes internationales. Les experts partagent les mêmes avis et pensent que l’agriculture tunisienne reste tributaire de l’importation si le patrimoine de gènes n’est pas développé.

Les Tunisiens, eux, souffriront en conséquence, dans une dizaine de régions, du spectre du chômage si le patrimoine des gènes n’est pas exploité dans le développement d’industries de transformation, capables de conquérir des marchés internationaux. Une question se pose toujours: quand compterons-nous sur nous-mêmes?