Avec la démocratie, le marketing s’empare de la politique. Les sondages abusent-ils les électeurs en fabriquant une opinion publique?
Hassen Zargouni, en prise directe avec un auditoire de La Marsa, Cité qu’il a constamment raillée lui prêtant un cachet de principauté, c’est un moment tant attendu qu’il a fini par se produire. Et c’est Mohamed Ali Okbi qui l’a arrangé en ouvrant l’espace de l’Agora pour ce rendez-vous, qui a été proprement fusionnel. Autant Hassen que les Marsois nous jouaient la comédie, puisqu’à leur rencontre ils ont basculé dans l’effusion. L’ambiance fut d’énergie positive. Le conférencier a usé de charme et le public s’est mis en intelligence avec son hôte, et d’ailleurs, simple suggestion de notre part, Crooner serait un métier de reconversion pour le conférencier. Passons!
Hassen Zargouni a disserté sur le phénomène du moment, à savoir l’opinion publique à l’épreuve des sondages. La problématique n’en finit pas. Les détracteurs des sondages considèrent que les instituts d’enquête manipulent les personnes enquêtées, à leur insu et fabriquent une réalité, arrangée, donc factice. L’opinion publique serait-elle un mirage? Tout le génie des statisticiens est de montrer que ce n’est pas une fiction et qu’elle existe bel et bien. Le travail du sondeur n’est pas un travail de magicien ou d’apprenti sorcier. C’est un travail d’expertise, en tous cas hautement technique.
Existe-t-il une opinion publique?
La statistique n’est pas une science exacte mais crédible, étant donné qu’elle détermine sa marge de vraisemblance. On dit que telle idée est vraie avec un intervalle de confiance, déterminé. Le sondage d’opinion est par conséquent une opération scientifique, et Hassen Zargouni a fait un exposé, pédagogique et pertinent, pour justifier la robustesse des méthodes pratiquées par son agence, Sigma. Faut-il le préciser qu’il est auréolé de son score du deuxième tour de la présidentielle tunisienne. Les résultats, donnés par Sigma à 20 heures, tombaient juste, à quelques digits près.
Et, Hassen Zargouni d’en tirer les conséquences, rappelant que la problématique des sondages est universelle et qu’elle agite les observateurs dans tous les pays démocratiques. Il rappelle à ce titre l’obstination de Jacques Bourdieu, philosophe français contemporain, qui se murait dans le déni de l’opinion publique.
Le sondage est-il une exploration sincère ou un conditionnement marketing? La tentation de voir que les sondeurs ont une possibilité de façonner les réponses, cela hante les esprits. Et l’ennui est qu’elle est difficile à éradiquer. La question reste ouverte.
En effet, il arrive que les sondeurs guident les personnes hésitantes en leur proposant une palette de réponses, dans le genre QCM. Et les statisticiens appellent cela “réponses assistées“. En soufflant la réponse, manipule-t-on pour autant l’individu concerné? A voir. Et, à partir de là, sorry disent les statistico-sceptiques, la présomption d’influence se profile.
En conclusion, on va se contenter d’une réponse faux-fuyant, à savoir que, sans formater l’opinion, le sondage en procure un instantané, versatile, changeant mais probable. David Cameron, qui n’avait pas les faveurs des sondages, il a réalisé un score, imprévisible. Déroutant, of course. Mais cela n’invalide pas l’utilité de l’outil statistique qui devient le levier des oracles des temps actuels.
Voyons à présent ce que nous révèlent les sondages sur l’opinion publique en Tunisie.
Horreur : La carte tribale refait surface, et le régionalisme est déterminant dans le vote.
La carte de Tunisie que nous révèlent les sondages et que confirment dans bien des cas les scrutins correspondent au scénario le plus regrettable. Les sondages nous configurent une réalité que nous croyions oubliée, enterrée, fossoyée. Erreur, la carte électorale est une carte tribale. Elle reproduit à l’identique la carte fomentée par le colonisateur pour diviser le pays et le soumettre. Plus de cinquante ans de travail d’unification nationale qui partent en fumée.
Neuf élus portent le patronyme Riahi, dans le conseil municipal de Goubellat. Et l’appartenance régionale est l’élément déterminant dans un scrutin, fût-il national: Djerba vote à 85% en faveur des icônes djerbiennes d’Ennahdha.
Cela fait mal de découvrir que les armes du colonisateur refont surface. Que le colonisateur divise pour régner, peut se comprendre. Mais que les Tunisiens fissurent, de leur propre chef, le tissu de leur unité nationale, fait très mal.
Quelles autres facettes de la Tunisie, découvre-t-on?
Les Tunisiennes, parce que émancipées, s’affranchissent de la consigne de vote du mari ou du papa
Ouf! Il y a, parfois, du bon dans les sondages. On découvre que les femmes se démarquent de la consigne du mari, du père ou du grand frère, c’est-à-dire du tuteur familial. Et là, merci Bourguiba, tes héritières n’ont pas démérité et elles portent leur émancipation avec aplomb et de manière résolue.
La femme tunisienne n’obéit pas au doigt et à l’œil, en matière de consigne de vote. “Un million“ de femmes ont porté Bajbouj à la tête de l’Etat, parce qu’il leur reconduit le projet de société qui leur donne le blindage politique contre leur asservissement et leur minorisation sociale. Et, Hassen Zargouni de préciser qu’il s‘agit là d’un trait d’exception tunisienne. Une exclusivité bien méritée, dirons-nous.
La théorie du bord du gouffre versus celle du mur
Dans son appréciation de la cohérence électorale de l’opinion publique, Hassen Zargouni livre une lecture que nous contestons. Selon lui, le peuple tunisien, au regard de l’expression de son opinion publique, aurait été bien décrit par Dr Moncef Marzouki, le président provisoire. Ce dernier disait que le peuple tunisien sait se ressaisir, une fois qu’il réalise qu’il est au bord du gouffre et dans un élan salvateur fait, en toute lucidité, machine arrière.
Cette appréciation, d’ailleurs, diffère de celle de Mehdi Jomaa. Ce dernier affirmait lors des Journées de l’entreprise 2014, rendez-vous annuel de l’IACE, que le peuple tunisien ne reprend ses esprits qu’une fois qu’il a heurté le mur qui se dresse devant lui. Et une fois qu’il se fracasse contre l’obstacle, là il se rend compte de son obstination, et réalise qu’il lui faut le contourner. C’est probablement cette grille de lecture qui illustre le mieux l’issue du dernier tour de la présidentielle.
Le débat reste ouvert.
Y-a-t il un génie national?
Par-delà ces contingences, l’opinion publique est-elle l’expression du champ politique national, dans toute son étendue et toute son authenticité? Le mutisme électoral de la jeunesse, phénomène inexpliqué, reste un mystère. Et là, il faut reconnaître que le statisticien devrait faire tandem avec le politologue. Il est vrai que les sondages ont saisi le phénomène de bipolarisation politique dans notre pays. Il faut reconnaître au gouvernement Essid d’avoir su dépasser ce clivage. Mais ils n’expliquent pas tout le champ des blasés des élections.
Hassen Zargouni pense qu’il provient de l’absence d’un deal politique qui lie l’électeur à l’Etat, à l’instar du modèle social en France. Et cette absence de deal ferait que plus de la moitié du corps électoral déclare forfait. A ce point, la perspective d’une deuxième République serait anesthésiante. Comment expliquer que, dans ce vaste trou noir des blasés des élections, la mouvance du peuple des citoyens entend se tailler la part du lion? Les sondages peuvent cerner l’opinion à un instant donné. Ils ont cette faculté de lisibilité sur le vif. La volatilité de la pensée politique, difficilement prédictible, serait-elle en dehors de son champ de compétences?