Dans une récente conférence de presse, tenue à Sidi Bouzid, Hamma Hammami, porte-parole du Front populaire, a déclaré que «l’étape actuellecommande au Front d’évaluer les erreurs commises et de pallier aux insuffisances afin d’aller de l’avant» et que «le Front populaire doit assumer ses responsabilités et se présenter comme une alternative pour diriger le pays».
La question qui se pose dès lors, le Front populaire a-t-il vraiment les leaderships charismatiques adéquats et les moyens nécessaires pour mener à terme un projet aussi ambitieux?
La réponse est hélas négative au regard des problèmes que le Front connaît actuellement au plan interne et au regard des occasions perdues par la gauche depuis le soulèvement du 14 janvier 2011.
Gros plan sur une gauche qui n’a jamais voulu faire son mea culpa.
De nos jours, au plan politique, le Front populaire est objectivement marginalisé par l’effet des alliances politiques de partis ultralibéraux. Son groupe parlementaire, composé de 17 députés, est complètement isolé et n’a aucune influence sur le vote des lois. C’est juste une présence médiatique destinée à tenir un discours contradictoire lors de la discussion des législations et à rappeler aux Tunisiens que la gauche existe.
Des grincements de dents internes
Au plan interne, le Front gère difficilement moult problèmes. Parmi ceux-ci figurent le refus du leadership du Front d’ouvrir les adhésions de peur de révéler le poids réel de ses troupes et de voir les indépendants prendre le dessus au Front. Ces mêmes indépendants mettent, aujourd’hui, la pression sur la direction du Front pour revendiquer leur droit d’organiser des réunions à travers tout le territoire du pays.
Autre problématique à laquelle le Front est confronté, celle des divergences entre ses composantes quant à la constitution d’un grand parti de gauche unifié, un vœu très cher au martyr Chokri Belaid. Chaque parti membre du Front veut imposer son point de vue, sachant que le Front populaire est plus une plateforme politique qu’idéologique.
Côté adhérents, la fronde est à son comble. Certains pensent déjà à quitter le Front. Ceux qui hésitent encore sont furieux contre le porte-parole du Front dont les parutions télévisées ne sont pas heureuses, particulièrement lors de sa participation, sur la chaîne controversée Nessma, à un débat animé par Borhane B’saies, un des symboles de la dictature de Zaba.
Ils lui reprochent également de se cantonner dans la contestation stérile et de proposer des projets utopiques tels que «ce grand programme national» pour sauver le pays, un programme vague sans aucun référentiel rationnel. Tout indique que Hamma Hammami est de plus en plus contesté.
Il faut dire que le porte-parole du Front populaire, et à travers lui toute la gauche tunisienne, ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Depuis le soulèvement du 14 janvier 2011, il a été par excellence le champion de la négativité et des occasions perdues.
Les rendez-vous perdus
Première occasion perdue, le soulèvement du 14 janvier 2011. Dans son essai «Pour une refondation de la gauche tunisienne», Baccar Gherib, doyen de la Faculté de droit et des sciences économique de Jendouba, a essayé de montrer que la gauche, handicapée par la dispersion de ses composantes et par les préjugés que ses adversaires (PSD, RCD, Ennahdha…) lui ont collé, depuis l’indépendance, en tant qu’idéologie athéiste et opposée à la propriété privée, n’est pas parvenue, jusqu’ici, à convaincre le peuple tunisien et à s’imposer à son goût comme un courant politique capable de gouverner le pays.
Pour étayer cette thèse de rupture et de divorce presque fatal entre l’élite de gauche et les masses populaires, Baccar Ghérib part d’un paradoxe, celui de la révolution du 14 janvier 2011, laquelle, bien qu’«animée par un puissant souffle progressiste (droit au travail, dignité, rejet des inégalités sociales et régionales), a débouché sur des élections qui ont sanctionné les partis de gauche».
«La gauche, écrit-il, ne devrait plus se contenter du rôle d’une avant-garde idéologique, ciblant uniquement des élites intellectuelles, elle doit, au contraire, remporter l’adhésion des masses populaires –celles à qui toute la gauche s’adresse en vérité!».
Concrètement, l’auteur invite «la gauche à revoir son discours tant sur les questions économiques que sur les questions culturelles et identitaires». A cette fin, il lui suggère «de proposer des réformes intelligentes en phase avec ses valeurs tout en montrant des relations apaisées tant avec l’économie de marché qu’avec la religion.
Il lui recommande de coller au vécu des gens et de «penser la société pour mieux guider son évolution ou, mieux, d’être en prise sur l’histoire, à la fois en la pensant et en y agissant… Par la théorie et la pratique en somme».
Baccar Ghérib relève que cela est possible pour peu que la gauche s’emploie à reconstruire le peuple de gauche et à valoriser, à cet effet, l’universalité et la justesse de la valeur suprême pour laquelle elle s’est toujours battue: l’égalité dans son acceptation globale (égalité entre l’homme et la femme, égalité entre les catégories sociales, égalité entre les régions).
Deuxième occasion perdue, l’assassinat, le 6 février 2013, de Chokri Belaid, secrétaire général du parti des Patriotes démocrates unifiés, le Front populaire et la gauche n’ont pas su valoriser ce meurtre abject en sa faveur. Ce qui a fait dire au Général Rachid Ammar, lors d’une émission télévisée, que «le Front populaire a raté le rendez-vous historique du 6 février pour prendre le pouvoir».
Besma Khalfaoui, veuve de Chokri Belaid, est du même avis. Elle est persuadée que le Front populaire et son porte-parole n’ont pas fait assez pour entretenir la flamme révolutionnaire du défunt.
Troisième occasion perdue, le Front populaire (notamment son porte-parole), n’a pas eu l’intelligence de tirer le meilleur profit du bon score qu’il a obtenu aux législatives, 17 sièges. Au lieu de le valoriser par le biais d’alliances intelligentes à même de lui permettre d’avoir un ancrage politique et électoral pérenne, le Front a préféré se le donner en spectacle.
Résultat: il s’est trouvé isolé et limité à l’éternelle contestation lassante du gouvernement. C’est de toute évidence trop peu pour aspirer à gouverner un jour le pays. Le porte-parole du Front, apparemment encore adolescent politique dans une logique de séduction primaire, doit réviser ses calculs et faire plutôt son mea culpa, et ce pour peu que les adhérents du Front lui laissent le temps.