S’il est un secteur vulnérable face à tout ce qui peut toucher le pays, qu’il s’agisse de perturbations d’ordre social ou d’instabilité sécuritaire, c’est bien le tourisme. Une guerre peut bien se tenir à mille km de la Tunisie dans un autre pays, mais juste parce que c’est à proximité de notre pays, c’est le tourisme qui en paye le prix.
Lors de la première guerre du Golfe, alors que les affrontements avaient lieu en Irak, la Tunisie a souffert du recul des arrivées touristiques juste parce qu’elle compte parmi les pays arabo-musulmans.
Pareil en 2001 (Attentat du 11 septembre) et en 2003 (deuxième guerre du Golfe).
Le point sur le secteur et les moyens de s’en sortir dans cet entretien avec Mohamed Ben Cheikh, DG de l’agence Orbit Travel
WMC : Comment évaluez-vous la situation du secteur touristique aujourd’hui? Serait-elle critique?
Mohamed Ben Cheikh : Je pense que l’attentat du Bardo a mis nombre de choses à nue. Pourquoi? Eh bien, parce que tout simplement le secteur touristique souffre de nombre de problèmes. Pendant des années, on a évité d’en parler et essayé de camoufler les véritables maux du secteur. Nous nous disions: tout finira par s’arranger. Nous rêvions de stabilité sociopolitique, comme si cela ne pouvait être qu’un rêve ou mieux encore un miracle.
Le fait est que rien n’a changé. Nous ne sommes pas assez réactifs, nous n’anticipons pas dans la mise en place de nos stratégies promotionnelles en prévision d’incidents inattendus. Voyez, cela fait plus de deux mois qu’il y a eu l’attentat du Bardo. Qu’avons-nous fait jusqu’à aujourd’hui, quel est notre plan de riposte? Rien de concret.
Ne pensez-vous pas que les professionnels ont aussi un rôle à jouer dans la mise en place d’une stratégie et d’un plan de sauvetage du secteur touristique? Vous, en tant qu’agent de voyage, quelle est votre vision?
Tout d’abord une précision: depuis 40 ans, nous débattons et nous nous débattons dans les mêmes problèmes du tourisme. Nous savons qu’il faut de grandes réformes, mais rien n’est clair. Prenons l’exemple des agences de voyage, en ce qui nous concerne, nous venons d’organiser un eductour à l’intention d’opérateurs algériens, nous sommes conscients que nos efforts seront insuffisants si l’administration ne nous soutient pas car les coups successifs portés au secteur depuis des années nous rendent vulnérables.
Et pas nous seulement, l’Etat est fragile. Quand l’Etat fait profil bas en n’assurant pas son rôle de régulateur et en ne veillant pas à une organisation plus rigoureuse du secteur, c’est nous qui trinquons. Pour exemple: un TO algérien m’a assuré qu’elle peut me vendre à moi, agence de voyage tunisienne, les hôtels de Tunisie avec des tarifs beaucoup plus intéressants que ceux que nous obtenons nous-mêmes dans notre pays!
Ne pensez-vous pas que cela doit se régler entre la FTAV et la FTH?
Il n’y a aucune coordination entre la FTAV et la FTH. C’en est fini des pratiques professionnelles et des partenariats utiles et constructifs. Certains particuliers peuvent même obtenir des prix meilleurs que ceux d’un TO. Nous sommes carrément dans le bradage des prix. Aux dépens de qui? Des voyagistes en premier et du secteur lui-même en général.
Le marché français a été désarticulé, les TO étrangers assurent directement leurs transactions avec les hôtels. Ils nous envoient sur place un représentant que nous prenons en charge. Du coup, nous nous retrouvons à ne rien faire.
Pareil pour les marchés allemand et russe. J’ai bien peur que finalement les agences de voyage finissent par ne plus jouer de rôle en tant que maillon de la chaîne du secteur touristique. Nous perdons notre positionnement y compris à l’échelle nationale; et pour ce qui est de la billetterie, j’ai bien peur que nous ne tenions plus même par la billetterie. Tunisair accorde toujours des tarifs moins chers tout comme les Emiraties aussi. Nous sommes perdants à tous les coups.
Vous avez quand même une fédération dont la principale mission est de défendre vos intérêts?
La FTAV a-t-elle la capacité et la volonté d’assurer comme il se doit les intérêts de la profession? Peut-être bien. Malheureusement ce n’est pas le rôle qu’elle remplit aujourd’hui, un rôle qui doit être éminemment syndical. Des fois elle nous donne l’impression de faire plus de politique qu’autre chose. Elle est dans l’ère du temps…
Nous avons organisé un workshop à propos de notre participation à la foire algérienne du tourisme. J’avais proposé une rencontre entre la FTAV, la FTH et l’ONTT pour discuter des instruments à mettre en œuvre pour la conquête du marché algériens dans le respect des normes professionnelles. Je voulais qu’il y ait accord sur la marche à suivre.
Pourquoi participer à un salon touristique à l’aveuglette? Lorsque nous savons que, selon les statistiques, un million 300.000 touriste algériens viennent en Tunisie et que parmi eux seulement 30.000 sont hébergés dans des hôtels, nous sommes en droit de nous poser la question: qui héberge les autres? Et est-ce que ceux hébergés dans des hôtels sont passés par des agences de voyage? Les réponses que nous recevons très souvent sont du genre «les hôteliers sont libres de commercialiser leurs unités comme bon leur semble». Personnellement, j’ai une autre logique: je considère que tant que l’hôtel ou les unités hôtelières bénéficient des subventions de l’Etat tout à fait comme les agences de voyage d’ailleurs, nous achetons un bus à 200.000 dinars au lieu de 400.000 dinars, le reste est couvert par l’Etat, lui qui représente les contribuables a des droits sur les projets qu’il subventionne. Donc il doit réguler lorsqu’il s’agit de préserver des postes d’emplois et les intérêts du pays.
La politique du monopole menace la survie même des voyagistes. Nous ne disons pas que les hôteliers ne doivent pas disposer d’un service commercial ou réserver directement, mais que nous devons établir ensemble un code de conduite qui préserve les intérêts des uns et des autres.
Expliquez-nous de manière plus claire comment votre survie est menacée par l’entrée en force des hôtels sur le créneau réservations?
Je prends un exemple concret touchant à d’autres destinations. J’ai travaillé avec les Turcs sur les îles Maldives. Vous vous adressez directement à l’hôtel, vous avez une offre, vous appelez une agence et les tarifs sont totalement différents, et en plus à votre avantage en tant que client. Ces pratiques n’existent pas dans notre pays. Nous, voyagistes, serions mieux traités si nous passions par des laboratoires pharmaceutiques ou des agences bancaires pour ce qui est des tarifs préférentiels. Vous imaginez cela? Cette situation est rocambolesque, le monde à l’envers!
Les touristes arrivaient dans notre pays et nous leurs proposions avec l’aide des hôteliers des circuits et des excursions dans le sud, à Kairouan et dans des régions connues pour leur patrimoine historique. Aujourd’hui, les hôtels accaparent les activités des agences. Ceux qui y viennent y restent et n’en bougent pas, ils vont même jusqu’à offrir des services tels que les excursions et le tourisme de découverte…
Nous n’avons pas la culture du para-touristique
Le produit para-touristique est un produit créé par les agences des voyages. Il faut être innovant et créatif pour offrir des produits appréciés et adoptés par la clientèle. Aujourd’hui, on ne permet pas aux agences d’en offrir ou d’en vendre. Comment voulez-vous qu’il y ait une vie touristique en dehors de l’hôtel. L’agence de voyage n’assure même pas le rôle d’intermédiaire.
Quelles solutions préconisez-vous?
Pour commencer, que les agences de voyage récupèrent leur mission initiale. Un intermédiaire qui assure depuis l’hébergement jusqu’à la mise en place des circuits et des produits para-touristiques. La Tunisie en regorge d’ailleurs. Ce petit pays qui représente à lui-même tous les reliefs géographiques qui existent dans le monde sans oublier sa grande civilisation et sa culture immense. La Tunisie ne se résume pas à 1.600 km de côtes. On y passe de la mer à la montagne aux forêts, oasis et au Sahara.
Pour réussir à vendre tout cela, il faut que la FTAV soit plus active. Le nouveau bureau a de la bonne volonté mais il ne s’agit pas de bonne volonté, mais plutôt d’une stratégie et d’une vision pour un secteur menacé.
Ne pensez-vous pas que les bouleversements que traverse le pays depuis le 14 janvier en sont la cause principale?
Non. Cette révolution a plutôt été le prétexte pour que les responsables et les concernés n’assument pas leurs décisions, indécisions ou inactions. A chaque fois qu’advient un malheureux évènement, on en profite pour dire “voilà pourquoi rien ne marche“. Nous zappons d’un malheur à un autre comme si nous n’attendions que cela. Ceci s’applique partout en Tunisie.
Au début, on expliquait laxisme et attentisme par le fait que les gouvernements étaient provisoires ou transitoires. Aujourd’hui, il y a un gouvernement permanent et on impute à des actes terroristes tel celui perpétrer au Bardo les causes du recul du secteur touristique.
La FTAV et la FTH sont censées en discuter non?
Je pense que la question est autre. Hôteliers et voyagistes se rencontrent, échangent des politesses, sont courtois les uns envers les autres mais sans plus. C’est à l’administration d’intervenir par force de lois. Il faut imposer des règles et qui mieux que le gouvernement pourrait assurer ce rôle et organiser les rapports entre les différents intervenants? Nous avons un ministère quand même, et quand on dit un ministère c’est-à-dire a un parapluie qui nous abrite et qui nous permet de mieux évoluer, et ce dans le cadre de la loi.
Quelles sont vos priorités en tant qu’agents de voyage à l’instant même?
Si nous en discutons avec notre fédération, la réponse est: la «omra», ensuite l’aérien. Sur le plan stratégique, rien. Il n’y a pas de feuille de route, il n’y a pas de plan d’action claire. Et tout ce que nous demandons est une vision claire, que ce soit pour la FTAV, la FTH ou même l’ONTT -qui n’arrête pas de nous dire qu’il s’occupe de la promotion. De quelle promotion s’agit-il lorsque chez nous, c’est la pagaille dans toute sa «splendeur»?.
Concrètement, qu’attendez-vous de l’Etat?
Nous voulons qu’il régule le secteur, il faut qu’il revoie le cahier de charges, concernant les agences de voyage. Il faut également prendre des décisions pour ce qui est des hôtels qui ont fermé leurs portes. Des capitaux phénoménaux ont été investis à Hammamet et à Tozeur. Si les propriétaires qui doivent des montants importants aux banques sont incapables de les gérer et de les conserver, il revient à l’Etat de les récupérer, de les céder ou de les gérer.
La situation que nous traversons aujourd’hui n’est pas saine du tout, et puis il y a les bus touristiques qu’on achète pour la moitié du prix à des fins bien déterminées pour les retrouver ensuite en train de faire le ramassage des ouvriers des entreprises créées sous la loi 72, ou les 4X4 conduites par X ou Y et non par le bénéficiaire du crédit destiné à l’investissement dans le secteur du tourisme. Ce sont des faux usages des deniers de l’Etat et des contribuables. On nous donne des privilèges et au lieu de travailler et faire développer l’activité on l’investit dans des créneaux parallèles…
Sur un tout autre volet, nous aimerions arriver à des accords qui prennent en compte les difficultés que nous traversons avec les ministères des Finances et des Affaires sociales. Cela nous permettra de dépasser cette phase sinistrée pour nous. Nous sollicitons des formules qui nous permettent de nous acquitter de nos dettes sans nous massacrer. Surtout pour ce qui concerne les dettes anciennes.
Quels sont les marchés qui vous semblent prometteurs dans la prochaine phase?
Le marché qui peut être assez prometteur est le marché russe, à condition de réguler, et j’insiste, le secteur et surtout de résoudre le problème de l’aérien avec la Russie. J’ai personnellement travaillé dans plusieurs pays, dont les îles Maldives qui est une destination VIP. Là-bas, ils font des charters pour les Russes tout comme Dubaï et la Turquie.
C’est ce qui a fait que le marché russe connaisse autant de réussite. Il y a aussi le marché africain. Le problème ne se pose pas au niveau des visas mais encore et toujours du transport. Si un touriste doit faire plusieurs escales pour arriver à une destination bien déterminée, c’est décourageant pour lui, il préfère un vol direct et ce n’est pas possible pour ce qui concerne la Tunisie. Tunisair aussi doit revoir ses politiques et trouver les solutions adéquates adaptées aux ambitions du secteur touristique et ce n’est certainement pas à travers l’open sky.
Avec le Soudan nous avons un marché dans le secteur du tourisme médical, qui est vraiment porteur. Le seul empêchement est bien l’aérien, nous n’avons pas de vol direct Khartoum/Tunis. Le Soudanais doit passer par le Caire, du coup, il y reste. Donc nous ne pourrons pas être compétitifs. Les Soudanais partent en Malaisie pour se faire soigner, nous, nous avons un centre médical à Ben Arous qui possède une technologie très avancée dans les soins des brûlés et de la chirurgie réparatrice, mais malheureusement on ne peut rien faire tant qu’on a une lacune appelée Aaérien. Et si l’ONTT veut travailler sur la communication, eh bien qu’elle travaille sur les nouveaux marchés: l’Afrique et les pays de l’Est. .