L’Association des économistes tunisiens (ASECTU) a organisé la XIème édition de son forum annuel sous le thème “Le rôle de l’Etat dans une démocratie naissante“. L’Association est en ligne avec la situation actuelle du pays. Une école tunisienne réformatrice peut-elle naître? Du devenir de l’Etat dépend l’avenir du pays.
A situation nouvelle, état nouveau. Le basculement du pays dans la démocratie nécessite une reconfiguration de l’Etat. C’est la problématique débattue lors du premier panel du Forum. Et même si cette réflexion tombe sous le sens, et qu’elle constitue la mère des réformes, on peut s’interroger sur la nature du nouveau modèle social auquel elle pourrait donner lieu.
C’est bien cette interrogation qui agite la scène nationale. Profitant de cet état d’effervescence, des courants populistes soufflent l’idée du retour au tout Etat. Pr Mohamed Haddar fait feu de tous bois contre cette hérésie idéologique, en rupture totale avec la réalité. L’Etat est destiné à être le rempart du processus démocratique, affirme-t-il. Toutefois, si on lui fait occuper tout le champ social, on l’exposerait mécaniquement à une saturation opérationnelle. Si on persiste à l’interpeler pour intervenir partout et sur tout, nous irons au devant d’une situation de paralysie économique.
Pr Haddar dit haut et fort que l’Etat doit être fonctionnel et réactif. Pour ce faire, il aurait à se mettre en gravitation avec une constellation d’autres institutions, notamment les partenaires sociaux, société civile compris. Cette mutation de paradigme donnera de nouvelles attributions à l’Etat. La principale d’entre elles serait de réformer le pays.
Et Mohamed Haddar de focaliser en priorité sur les réformes du système bancaire et de la fiscalité. Booster l’investissement et rendre équitable la répartition des revenus entre les catégories sociales et les régions serait le point de départ de cet ordre nouveau, qui se fait tant attendre.
Au loup… le FMI guette
Au vu de l’actualité du pays, on peut aisément se représenter le poids de l’effort de restauration de l’Etat. Les défis sont innombrables, et l’appétit de croissance est immense, alors que l’activité est au plus bas. Nous le mesurons à l’aune des revendications quotidiennes et quasi générales.
Les déséquilibres sont légion. Et, les institutions internationales sont toujours là pour nous le rappeler. Les injustices et les disparités sont intenables. Nos régions appellent au quotidien à la réparation. Et, dans ce tumulte, l’on voit que l’Etat peine à faire revenir la confiance et faire régner la stabilité ainsi que la paix sociale. Toutes ces attentes ne peuvent être satisfaites que dans une perspective de croissance forte et inclusive. L’Etat n’en a plus les moyens, dira, un rien stoïque, Mohamed Haddar.
Les leviers d’intervention de l’Etat sont inopérants au vu du délabrement du secteur public. Aux partenaires sociaux de prendre leur part de responsabilité. Que la communauté d’affaires prenne ses risques et que les syndicats disciplinent leurs troupes et que la société civile aide à repriser les solidarités sociales.
Pr Haddar agite le spectre du retour du FMI, comme lors du quinquennat noir de 1982-86. A s’amuser, à accorder des augmentations salariales supérieures à la productivité, l’Etat a fini par loger sous son toit le FMI. Faut-il que l’on récidive? Il faut bien se résoudre à admettre, laissera-t-il entendre que le strike salutaire ne viendra que du secteur privé?
Pour sa part, l’Etat peut peser sur la répartition et l’amélioration du climat d’affaires, favorisant la reprise de l’investissement.
Les anciennes prérogatives du tout Etat ont mené le pays à voir ses caisses se vider. L’Etat doit endosser ses nouveaux habits d’Etat réformateur et régulateur, garant de la paix sociale. Il doit se donner une vision et structurer une planification de long terme. Voilà, la messe est dite.
Le paradoxe du Tunisien: être dans le déni d’autorité de l’Etat et réclamer sa protection
Mohamed Ennaceur, président de l’ARP, invité d’honneur du forum, partage les mêmes inquiétudes que son hôte. Le chemin est encore long dira en substance Mohamed Ennaceur, et le processus démocratique reste vulnérable. Nous avons passé le cap de la transition et nous entrons en phase de maturation. Nous n’avons pas encore passé cette Death Valley qui peut engloutir à tout moment, laisse-t-il insinuer, le processus d’évolution démocratique.
Il nous faut sécuriser cette étape pour enfin aller vers la phase ultime de maturité. Or, le président de l’ARP s’inquiète de cette transe irrationnelle où baigne le pays. Le citoyen tunisien est trop grisé par l’ivresse de la liberté. Encore lui faut-il assumer pleinement les obligations de son émancipation politique. On le voit, d’un côté, qui s’acharne à persister dans son déni de l’autorité de la puissance publique, s’attaquant sans vergogne à tous ses symboles. De l’autre, le voilà qui réclame l’aide de l’Etat à tout bout de champ. Il en est jusqu’aux jeunes, lesquels, dans leur quasi majorité, veulent intégrer la fonction publique.
La sagesse dit que l’on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Mohamed Ennaceur considère que cette revendication du tout Etat est davantage la marque d’un héritage politique qu’une déviance idéologique. Les choses sont appelées à changer. Il nous faut aller, dit-il, vers un nouveau paradigme au prix d’un profond remaniement de notre mode de gouvernance.
Pour que l’Etat ne soit plus contesté dans son autorité, il nous faut aller vers une situation d’autorité acceptée. Et Mohamed Ennaceur de voir dans le contrat social en 2014 un cadre de concertation qui favoriserait cet Etat consensuel. Ce contrat comporte une nouvelle distribution des rôles. La voie est simple. Aux chefs d’entreprise de réamorcer la pompe de l’investissement. Aux syndicats de ne plus se faire déborder par leurs bases et d’endiguer la fièvre de la contestation systématique.
Le hic est qu’il leur faudra également convaincre leurs troupes d’accepter la flexibilité et la discipline de la productivité tout en y étant intéressés. Et, c’est à l’Etat de les y aider en mettant en chantier les grandes réformes, celles qui montent qu’il y a de la lumière au bout du tunnel des sacrifices incontournables et qu’en bout de course le jeu sera à somme gagnante. Ce n’est pas gagné d’avance!
Démocratie et développement : une relation complexe aux résultats mitigés
Assurant la conférence inaugurale, Pr Mustapha Kamel Ennabli exposera les méandres de la relation de la démocratie au développement. L’ex-gouverneur de la BCT se réjouit de ce que le pays admet -enfin!- que l’instant est à l’économie après avoir été entièrement accaparé par la politique. Il faut un temps pour tout. Nous avons oublié l’économie mais l’économie ne nous a pas oubliés, répétait à satiété Mehdi Jomaa, l’ancien Premier ministre.
A présent, l’économie reprend ses droits. Et on commence par une amère découverte. L’on pensait naïvement que la démocratie amènerait la croissance et que mécaniquement nous passerions de 4 à 6%, tout de go, en claquant des doigts. Il nous faut déchanter parce que dans la revue de littérature à laquelle procédera Pr Ennabli, la relation entre démocratie et croissance n’est ni claire ni simple et qu’elle ne se vérifie pas automatiquement et ce ni dans un sens ni dans l’autre.
Les résultats des expériences de transitons démocratiques n’établissent pas une loi du genre. Cependant rappelle-t-il, quand la démocratie favorise une amélioration de la gouvernance, elle produit un effet positif sur la croissance. La transparence des procédures, la redevabilité de la classe politique, la suprématie de la loi, et le recul de la corruption sont des facteurs favorables à la reprise d’une croissance forte.
L’on sait toutefois que la démocratie réduit la volatilité de la croissance. Il semble que l’écart-type de la croissance est de 3,5 en dictature, et de 1,4 en démocratie.
Cependant, on ne sait toujours pas si la démocratie produit de la bonne gouvernance de manière systématique. C’est selon la nature des institutions démocratiques mises en place et de la qualité de fonctionnement de l’Etat, dira MK Ennabli. Des institutions démocratiques sont plus propices que d’autres au dynamisme économique. Les régimes démocratiques, consensuels non majoritaires, avec un système électoral à la proportionnelle sont plus favorables à la croissance inclusive.
Point de détail et d’importance, si certaines institutions démocratiques collatérales, tel un système judiciaire efficace, sont au rendez-vous, les choses ne peuvent aller que mieux. Au bout du compte, MK Ennabli, citant Francis Fukuyama, rappelle que la démocratie dépend d’une bonne capacité de l’Etat. Plus il est moderne, fort, autonome, pas corrompu et compétent, plus il favorise la reprise économique avec une croissance forte et inclusive.
Quid de la Tunisie?
Comment propulser l’Etat tunisien vers le schéma optimal? L’Etat a les attributions opérationnelles que l’on connaît, mais il a été malmené pendant ces quatre dernières années. Et, on le voit peiner à retrouver les attributs de sa puissance, y compris lors de l’état de grâce. Peut-il revenir dans la partie? Et par-dessus tout, sera-t-il en mesure avec toutes ses composantes à gérer correctement les tensions et les conflits sociaux?
Toute la question est là.