Tunisie – XIème Forum de l’ASECTU : La fiscalité au service de l’investissement

controle-fiscal-680.jpgPeut-on aller vers un système fiscal équitable et qui soit apte à dynamiser l’investissement? Se rappeler que le système fiscal est l’un des leviers sur lequel peut s’appuyer efficacement l’Etat. Mais là encore, c’est un chantier de réforme supplémentaire. Comment l’optimiser?

Le Forum de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU) s’est prolongé par ce deuxième panel autour du thème de la fiscalité au service de l’investissement. Cela peut paraître décalé car le pays vient de finaliser une réforme fiscale. Celle-ci est entrée en application dès janvier 2015. On connaîtra ses effets à partir de 2016. Mais dans l’intervalle, on remet ce chantier sur le tapis car la réforme semble nécessiter un supplément d’approfondissement.

La fiscalité, un moyen de régulation par excellence

Modérateur, Néji Baccouche, doyen de la Faculté de droit de Sfax, apporte à ses pairs économistes l’appoint d’éclairage juridique inhérent à la question. Catégorique, il affirme que la fiscalité commandera le devenir de la démocratie dans le pays. Pour nous exprimer à l’orientale, on dira que la fiscalité est la mère des batailles et qu’elle est la bataille du destin, étant donné qu’elle engage l’autonomie financière du pays. 

Une fiscalité optimisée et c’est un boost garanti autant pour le climat que pour l’environnement des affaires. Et, c’est plus de moyens en faveur de l’investissement public.

Dans l’effervescence ambiante, le pays n’est pas à l’abri d’un dérapage en matière de gouvernance de ses finances publiques.

Neji Baccouche appelle l’attention sur un cas national de ratage de transition. Il dit avec amertume que le pays est ulcéré dans sa mémoire par le forfait beylical de 1864. Le rapprochement est autorisé car les conditions sont quasiment similaires.

En effet, au beau milieu du XIXème siècle, le pays semblait avoir lancé ses premières réformes de modernisation en se dotant d’une Loi fondamentale en 1861. Voilà que trois ans plus tard, pour n’avoir pas su optimiser son train de vie, il se retrouve, en 1864, en proie à une crise sans précédent de ses finances publiques. Une Commission financière internationale s’est interposée pour restructurer la dette de la Tunisie. Et c’est ainsi que la Tunisie rata la marche pour sa première transition démocratique. On connaît la suite. L’affaire prend une dimension de sécurité nationale.

Quel système fiscal équitable et au service de l’investissement?

Fayçal Derbal, commissaire aux comptes, n’ira pas par quatre chemins. Sachant que l’équité fiscale se lit à travers l’égalité de traitement des contribuables en fonction de leur capacité contributive, qu’en est-il du système tunisien? Le système fiscal national est victime de son ambivalence. Il est juste et équitable dans ses principes, c’est-à-dire en façade. Mais sa cuirasse présente beaucoup de défauts. Il est vrai que le barème de taxation est progressif et que la retenue à la source est généralisée et qu’il existe un impôt unique pour les personnes physiques autant que pour les personnes morales.

Force est de constater que ce système prend l’eau de toutes parts. Pas assez sécurisé, il permet l’évasion et n’assure pas l’égalité. Fayçal Derbel fait observer que 52% des personnes physiques ne déclarent pas. Cette proportion est de 50% chez les personnes morales. Pour un mode fiscal déclaratif, la faille est importante.

Par ailleurs, parmi ceux qui déclarent, seuls 5,3% déclarent des revenus supérieurs à 50.000 dinars et 74% déclarent des revenus inférieurs à 10.000 dinars. L’évasion est plus que flagrante.

Pire encore, en matière d’injustice on touche des paliers inouïs car 15% des personnes physiques paient 80% de l’impôt sur le revenu et 80% paient les 20% restants.

Sur un autre plan, la fiscalité actuelle sert-elle l’investissement? Au vu de l’affectation des incitations fiscales, rien ne permet de l’affirmer. Il faut savoir que 10% des bénéficiaires des incitations touchent 90% des avantages. L’Etat s’autopénalise!

En compensation à ces écarts, par quels moyens immédiats, en dehors d’un lourd travail d’une réforme supplémentaire, l’Etat peut-il augmenter ses rentrées fiscales? Il peut le faire via le contrôle. Mais le département manque de moyens. Il existe 1.400 vérificateurs pour une population de 600.000 contribuables. Et il se trouve que ces agents ne disposent que d’une voiture pour 6 personnes et de deux ordinateurs pour trois. Il y a encore du travail à faire. Cela va-t-il compromettre la reprise?

L’horizon temporel des réformes

Maher Gassab, directeur de l’ESC de La Manouba, dira que la démocratie, par ses scrutins réguliers, fait du tort à la détermination réformatrice des gouvernants. En effet, le souci de réélection de l’équipe au pouvoir perturbe quelque peu la donne. L’horizon temporel des hommes politiques, qui n’est jamais que d’une législature, c’est-à-dire de cinq ans dans le meilleur des cas, infléchit l’ardeur réformatrice des gouvernements taraudés par leur souci de réélection.

Une réforme doit s’étaler dans le temps avec une profondeur moyenne de 20 ans. Cette incompatibilité temporelle impactera la détermination des gouvernements à réformer de manière conséquente.

Maher Gassab rappellera également que la fiscalité, ce pilier de la démocratie, est à double tranchant. En démocratie les contribuables exigent de l’Etat une qualité de prestations en rapport avec l’impôt prélevé. Les contribuables admettent que l’impôt est un levier de solidarité et que c’est le prix à payer pour la démocratie. Encore faut-il qu’il soit raisonnable. Un taux de 50% au Danemark peut être raisonnable et sera accepté par la population. En revanche, un impôt de 30% en Tunisie est contestable au vu du faible rendement de l’Etat.

Il faut se souvenir que la contestation de la fiscalité en Tunisie a des racines patriotiques. L’évasion fiscale était une forme de résistance à la colonisation. Les habitudes ne partent pas si vite.

Les bonnes réformes sont les réformes applicables

Hakim Ben Hammouda, ancien ministre des Finances dans le gouvernement de Mehdi Jomaa, qui a bouclé la réforme de la fiscalité initiée par son prédécesseur, dira que le tout se joue dans l’art et la manière de conduire les réformes. Une réforme ce n’est pas qu’un texte, c’est un chantier pratique. Il faut mener une réforme, la mettre en place et l’exécuter. Est-ce là un alibi pour se détourner des réformes lourdes et qui fâchent?

En tout état de cause, en logique de réforme, il convient de réunir certains préalables dont une cohérence gouvernementale et une volonté politique, avec beaucoup de détermination. Il se réjouit de citer que la réforme fiscale qu’il a clôturée a pu augmenter les recettes, sans créer d’impôt nouveau mais tout simplement par l’extension de la base fiscale, notamment.

D’autres mesures nouvelles ont joué. On citera la liste des 67 métiers forfaitaires désormais logés au régime réel. D’autres moyens de nivellement de l’évasion ont été adoptés notamment pour les professions de libre pratique.

La base fiscale retenue sera celle de la fonction publique. Ainsi, un médecin du privé sera aligné sur le médecin de la santé publique. Pareil, l’avocat sera aligné sur le salaire du juge.

Un point de fiscalité directe c’est 360 MDT de rentrées pour l’Etat. Ce travail de grappillage sera payant, sans aucun doute. Mais c’est un travail d’ajustement fiscal. Il ne saurait remplacer un travail de refondation fiscale. En toute bonne foi, on ne voit pas comment la réforme récente pourrait procurer à l’Etat les moyens de moderniser l’éducation nationale ou la santé publique. 

A l’heure de la redevabilité

L’avantage en démocratie est que la réforme est assortie d’un devoir de transparence. Et cette exigence est le corollaire de la gouvernance qu’introduit l’obligation de redevabilité de la classe politique à l’égard du bon peuple.

En matière de finances publiques, l’Etat doit réviser sa façon de faire. Le tout est de savoir redresser les incongruités de la gestion budgétaire. A titre d’exemple, le Foprolos -ce fonds destiné à collecter des fonds au bénéfice des logements destinés aux économiquement faibles- réunit 200 millions de dinars. Seulement 40 millions de dinars sont utilisés par le fonds. Et quid du reste? Mystère.

C’est probablement sous la contrainte de redevabilité que le ministère des Finances est allé vers la gestion budgétaire par objectifs, à savoir la GBO.

Pédagogue, Hakim Ben Hammouda rappelle qu’au final les réformes à faire sont les réformes applicables. Le gouvernement ne doit soulever que les réformes possibles, celles dont il a la capacité d’appliquer. A ce train là, la refondation fiscale n’est pas pour demain.