Le bras de fer qui a opposé, depuis plus de trois mois, et oppose encore, hélas, les syndicats des agents de la santé, du transport et du corps enseignant, d’un côté, et le gouvernement de l’autre, doit interpeller plus d’un Tunisien et le pousser à cogiter, pour une fois, sur ce dossier. L’enjeu est de taille car la crise touche aux trois plus précieux acquis accomplis depuis l’accès du pays à l’indépendance: la santé, l’éducation et la mobilité des Tunisiens. Cela pour dire qu’il y a réellement péril en la demeure.
Zoom sur un conflit qui comporte beaucoup de non-dits.
A l’origine de cette crise, il y a certainement des responsables. En premier lieu, il y a ces gouvernements incompétents qui se sont succédé, depuis l’émeute du 14 janvier 2011, y compris celui de Béji Caid Essebsi (BCE).
A l’origine, des gouvernements irresponsables
Sachant pertinemment qu’ils sont provisoires, ces gouvernements, grisés et usés rapidement par le pouvoir, ont commis le crime, voire l’erreur fatale non seulement de vider, en toute impunité, les caisses de l’Etat mais aussi de conclure, à la hâte, avec les syndicats des secteurs précités des conventions dont les conséquences matérielles se sont avérées, aujourd’hui, difficiles à satisfaire.
Les syndicats sont aussi responsables, dans la mesure où ils ont choisi un mauvais timing. Ils ont monté les enchères à un moment où le pays est confronté à quatre sérieuses menaces: terrorisme à ses flancs ouest et sud-est, mouvance sociale dans le bassin minier et au sud du pays, pauvreté endémique et récession économique. Leur malhonnêteté est plus que certaine. En témoigne leur tactique en matière de communication.
Au commencement, les meneurs des grèves se sont employés à convaincre les Tunisiens de la légalité de leur mouvement qu’aucune partie ne conteste d’ailleurs, y compris l’opinion publique. Le problème réside dans le timing, d’autant plus que les travailleurs dans ces secteurs sont relativement parmi les mieux payés du pays et les mieux couverts socialement.
Dans un second temps, ils ont œuvré à courtiser les Tunisiens et à les pousser à comprendre le bien-fondé de leurs grèves lesquelles seraient destinées, essentiellement, selon eux, à dénoncer la corruption qui gangrène, depuis plus de quatre décennies, ces secteurs et à engager, en toute urgence, les réformes requises. Là aussi, il y a un consensus national quant à l’opportunité de ces réformes.
Mais c’était en apparence. En fait, l’objectif majeur de leur mouvement était des revendications d’avantages matériels et le plombage de l’activité gouvernementale.
Dérive syndicale
Ces syndicats, exploitant le droit de grève prévu par la Constitution, se sont donnés un vilain plaisir à prendre en otage usagers, patients et élèves, et à traumatiser des Tunisiens en déclenchant des grèves le moins qu’on puisse dire traumatisantes, particulièrement pour les démunis. Certains syndicats ont franchi toutes les lignes rouges et ont poussé leur banditisme jusqu’à faire fi des directives de la centrale syndicale (UGTT) et se permettre des grèves administratives et même des grèves ouvertes de plusieurs jours.
Le syndicat de la santé a osé déclencher une grève de six jours. Ceux de l’enseignement secondaire et de base ont menacé de boycotter les examens de fin d’année.
Concernant l’enseignement de base, le ministère de l’Éducation a été acculé à prendre à la dernière minute une douloureuse décision, celle de faire réussir automatiquement tous les élèves du primaire.
Moralité: nous assistons à une dérive syndicale que même l’UGTT n’arrive pas à maîtriser. La centrale ne fait que trotter derrière ces syndicats rebelles de peur de perdre une grosse partie de ses adhérents que d’autres centrales attendent au tournant.
Au regard du jusqu’auboutisme qui a marqué ces grèves, on est tenté de penser que, pour ces syndicats, les réformes souhaitées sont le dernier de leur souci, et ce pour une raison très simple: ils en seraient les plus grands perdants.
Est-il besoin de rappeler que plus de la moitié des émoluments des enseignants -tous cycles confondus-, des cadres paramédicaux et des agents de transport provient d’activités supplémentaires: cours de rattrapage (“études“), travail dans les cliniques privées, transport privé…
A titre indicatif, le ministre de l’Education, Néji Jalloul, a estimé le montant global des cours supplémentaires “études” s’élève à près de 600 millions de dinars annuellement (le triple de ce qu’ils revendiquent) alors qu’il existe quelque 1.500 écoles à reconstruire dans le pays.
Tu es dans ce que tu donnes
Pis, les trois syndicats représentent des secteurs confrontés à de graves crises. Leur rendement est presque nul. Pour s’en convaincre, il suffit de penser au bas niveau des écoliers, élèves et étudiants, à l’absentéisme (15.000 pour cette année), et à la dégradation des prestations sanitaires et de celles du transport public.
Le patron des réformes à l’origine de la prospérité que connaît actuellement l’Allemagne, Peter Hartz, qui a mis au pas les syndicats, estime que «l’on ne peut redistribuer que les richesses qu’une société produit», avant d’ajouter: «Bien entendu, je souhaiterais, comme beaucoup, un Etat-providence plus généreux. Seulement, une société ne peut s’offrir que ce qu’elle a, sauf à vivre dans l’illusion des déficits et de la dette. Sur cette base, il appartient à chaque société de définir ses priorités sociales et le niveau de prélèvements qu’elle estime acceptable»
Par ailleurs, les syndicats des secteurs précités ont péché en se montrant intransigeants face à l’Etat alors que «le syndicalisme moderne» plaide, de nos jours, en priorité pour la négociation, le compromis, le consensus et la coresponsabilité.
Le syndicalisme moderne c’est tout d’abord de la négociation
A ce propos, Laurent Berger, secrétaire général de la Confédération française démocratique (CFDT), relève que “Le conflit des logiques dans l’entreprise conduit naturellement à la confrontation des forces. Nous voulons que cette confrontation débouche par la négociation sur des résultats favorables aux salariés. Notre conception du rapport de forces est donc indissociable de notre choix assumé en faveur du dialogue social”.
Conséquence: le syndicalisme moderne privilégie la négociation et le consensus et en fait son crédo. Malheureusement en Tunisie nous sommes bien loin de cette logique. Nous sommes dans le mode de l’affrontement. Dans ce face-à-face meurtrier, ce sont les syndicats qui sont, toujours, les grands perdants.
A titre d’exemple, les enseignants du secondaire ont obtenu certes gain de cause et gagné plus d’argent mais ils ont perdu leur image d’éducateur. Ils ne sont hélas que de minables commerçants, allusion aux cours de rattrapage (“études“).
La cellule d’étude de la centrale syndicale doit se démener dorénavant pour informer ses cadres dans les fédérations et régions de l’évolution du syndicalisme moderne à travers le monde. Il y va de sa survie. Il y a va également de la survie du gouvernement actuel pour peu qu’il ne fasse pas preuve de transparence et surtout de détermination face à ces syndicalistes anachroniques.