En décrétant l’Etat d’urgence, le président Béji Caïd Essebsi a justifié cette mesure exceptionnelle par, entre autres, la récession économique et un de ses corollaires, l’absence d’un environnement propice à l’investissement direct étranger (IDE) dont les mouvements sociaux seraient à l’origine. Dans cette optique, il a évoqué un entretien qu’il a eu avec un grand investisseur étranger qui lui avait fait part de sa disposition à lancer un grand projet en Tunisie mais quelle fut sa surprise quand il a remarqué, ces jours-ci, que ce même projet vient de migrer vers un pays frère.
Au regard de la fiche technique du projet qu’il a fournie sans nommer ni l’investisseur ni le pays bénéficiaire, tout le monde a compris qu’il s’agissait du projet que le constructeur automobile français PSA Peugeot-Citroën va réaliser à Kenitra, au Maroc.
Un projet industriel de 557 millions d’euros qui porte sur la construction d’une usine d’assemblage de voitures et de moteurs. L’usine, qui créera 20.000 emplois indirects et 5.000 directs dont 1.500 ingénieurs et techniciens supérieurs, devrait être opérationnelle à partir de 2019 et sera dotée d’une capacité de production de 200.000 véhicules et de 200.000 moteurs par an. À terme, elle devrait générer un milliard d’euros de chiffre d’affaires à l’export, avec une forte intégration locale dont le taux devrait passer de 60% au démarrage à 80% à terme. De quoi faire rêver tout site de production international.
Ce que le chef de l’Etat n’a pas révélé
Caïd Essebsi, qui s’est dit «très affecté» par cette histoire, ne doit en fait en vouloir qu’à lui-même et à son gouvernement, et ce pour n’avoir pas tout fait pour attirer, dans les temps requis, cet investissement significatif et surtout pour n’avoir pas dit toute la vérité sur les circonstances dans lesquelles ce projet a changé de destination. Car dans cette affaire, il y a plusieurs non dits.
Ainsi, le chef de l’Etat n’a rien révélé sur la date et le lieu où il avait rencontré le premier responsable de Peugeot, sachant que Béji Caïd Essebsi a été, pour mémoire, en France en mai 2011 alors Premier ministre et au mois d’avril 2015 alors président de la République.
Si la promesse du groupe PSA Peugeot-Citroën a été faite en 2011, elle n’est d’aucune utilité pour une simple raison: le groupe a connu en 2014 d’importants changements, en l’occurrence l’arrivée d’un nouvel actionnaire chinois, Dong Feng Motors, et la nomination d’un nouveau président du directoire du groupe, Carlos Tavares.
Cet ancien ingénieur chez le concurrent Renault a reçu une mission précise : relancer économiquement et stratégiquement le groupe avec comme objectifs le lancement de projets à l’international avec «un cash-flow (autofinancement) positif, 2% de marge opérationnelle, et surtout pas de dettes». En clair, le groupe PSA Peugeot Citroën a une nouvelle stratégie que la Tunisie aurait dû connaître.
Stratégie de PSA, créer à l’international des usines au moindre coût
Effectivement, arrivé à la tête du groupe en avril 2014, Carlos Tavares avait fait des “nouveaux pays en croissance” -en Afrique ou dans le bassin méditerranéen-, une des priorités de son plan stratégique “Back in the Race”. PSA souhaite saisir les “opportunités de développement” dans cette géographique où les prévisions de marché sont de 8 millions d’immatriculations en 2025. En 2014, le groupe y a vendu plus de 169.000 véhicules, soit 5,8% de ses ventes mondiales.
Depuis, l’idée de créer une usine d’assemblage en Afrique du Nord commençait à germer. Pour le constructeur français, l’Afrique représente un relais de croissance intéressant à l’heure où le marché russe s’effondre et au moment où il rencontre des difficultés au Brésil. Mais, il s’agit encore d’un pari sur le long terme.
Carlos Tavares estime que «l’Afrique et le Moyen-Orient représentent un énorme potentiel pour nous. En 2015, nous prévoyons de vendre 200.000 véhicules sur ces marchés. Notre ambition est d’atteindre le million de véhicules vendus d’ici 2025, sachant que la taille du marché sur ces deux régions est estimé à 8 millions de véhicules sur les dix prochaines années, contre seulement 5 millions de véhicules aujourd’hui».
Mais seulement fin mars 2015, c’est-à-dire une semaine avant la visite de Caïd Essebsi en France, que le directeur de la zone Afrique-Moyen-Orient du groupe PSA Peugeot Citroën, Jean-Christophe Quémard, confiait vaguement, au journal Les Echos «le projet d’une usine en Afrique subsaharienne», projet qu’il avait qualifié à l’époque d’“hypothèse de travail“. Depuis, trois sites étaient en lice: la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
Les chances des sites en lice
Concernant l’Algérie, c’est le président français qui l’avait annoncé au terme de sa visite en Algérie (mi-juin 2015) en déclarant : «La France est le premier partenaire économique de l’Algérie et entend encore développer sa présence après l’installation de très importantes entreprises comme Renault, Sanofi, Alstom et bientôt Peugeot». Depuis, rien n’a filtré sur cette transaction.
S’agissant de la Tunisie et d’après nos informations, le groupe PSA Peugeot Citroën aurait présenté un schéma de financement décourageant, voire dissuasif. Selon ce schéma, le groupe aurait demandé, pour réaliser le projet en Tunisie, non seulement de bénéficier de la totalité de la partie de la dette française convertie en faveur de la Tunisie (60 millions d’euros) mais également d’une subvention d’un montant de plus de 300 millions d’euros. Un schéma que Tunis a rejeté bien évidemment.
Il faut dire que plusieurs éléments ont joué, objectivement, en défaveur du site Tunisie. Au nombre de ceux-ci figurent l’insécurité due au terrorisme, la rigidité de la législation de travail, l’absence de visibilité (le code d’investissement tarde à être adopté), la multiplicité des grèves et arrêts de travail anarchiques, la vocation démocratique de la Tunisie laquelle ne convenait pas aux investisseurs étrangers qui s’accommodent mieux avec les dictatures.
C’est le Maroc qui a enfin remporté en fin de compte ce marché. Plusieurs facteurs ont milité en sa faveur: la stabilité, la sécurité et la paix sociale qui y prévalent, sa forte pénétration dans le marché africain et la disponibilité dans le pays d’un tissu industriel diversifié et fort de nombreux équipementiers off shore.
L’apport de l’actionnaire chinois en matière d’autofinancement. Il y a là un facteur déterminant tant il répond non seulement au critère de «Cash-flow positif» exigé par le groupe PSA mais également à la stratégie conquérante et expansionniste des Chinois en Afrique.
Le lobbying et le relationnel étaient également au rendez-vous. Faut-il rappeler ici que l’actuel patron de PSA, Carlos Tavares, connaît bien le Maroc pour avoir été numéro 2 de Renault au moment où ce dernier s’installait à Tanger en 2012. Cela pour dire que tout avantageait le Maroc pour remporter ce marché.