La double guerre d’Erdogan

turkish-soldier-syrie-ie.jpg

Engagée contre l’Etat islamique, la Turquie pilonne aussi les rebelles kurdes, au risque d’embrouiller la situation à ses frontières syrienne et irakienne, et d’anéantir le processus de paix en cours.

Une guerre peut en cacher une autre. Les opérations menées depuis jeudi par l’aviation turque contre le groupe Etat Islamique, dans le nord de la Syrie, se doublent de frappes aériennes sur les bases arrière des rebelles kurdes du PKK turc, dans les montagnes de Qandil du nord de l’Irak. «Le combat contre la menace terroriste, qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur va se poursuivre avec détermination», a martelé le premier ministre islamo-conservateur Ahmet Davutoglu de l’AKP, qui dirige un gouvernement démissionnaire, le parti au pouvoir depuis 2002 ayant perdu la majorité absolue lors des élections du 7 juin dernier.

C’est un combat sur deux fronts et contre deux ennemis renvoyés dos à dos, jugés par Ankara tout aussi menaçants l’un que l’autre. Après des mois d’ambiguïtés et craignant un isolement croissant vis-à-vis de ses alliés traditionnels, en premier lieu Washington, la Turquie a finalement décidé de s’engager réellement dans la coalition des 63 pays contre l’EI, ouvrant ses bases aux avions américains et menant des opérations de bombardement. Mais elle a aussi son propre agenda – comme d’ailleurs chacun des pays de cette alliance de circonstance contre le groupe d’al Bagdadi – et il est de plus en plus évident que pour les autorités d’Ankara, la guerre contre le PKK est au moins aussi importante – voire plus – que celle contre l’EI.

D’où cette situation pour le moins étrange : le PKK et le PYD, son clone syrien, combattent les jihadistes au nord de la Syrie mais aussi en Irak du nord avec le soutien aérien de la coalition, mais sont aussi pris pour cible par un de ses membres. Washington en outre a donné son soutien à ces frappes contre le PKK estimant, par la voix du vice-conseiller à la sécurité nationale Ben Rhodes, que «la Turquie a le droit de mener des actions contre des cibles terroristes». Il rappelle que le PKK est toujours classé par Washington – mais aussi par l’Union européenne – comme «une organisation terroriste». Le président de la région autonome kurde de l’Irak, Massoud Barzani, allié des Américains et qui entretient de bonnes relations aussi bien économiques que politiques avec Ankara, a en revanche condamné ces raids, appelant le Premier ministre Ahmet Davutoglu pour lui demander de faire cesser immédiatement l’escalade. Soulignant également que «la paix était la seule façon de résoudre les problèmes et que des années de négociations valent mieux qu’une heure de guerre».

 «Sale guerre»

Une reprise du conflit kurde en Turquie compliquerait sérieusement la donne régionale, au risque de déstabiliser pour longtemps un pays qui reste un acteur géostratégique majeur, aussi bien sur le plan militaire qu’économique et politique. La «sale guerre» entre Ankara et les rebelles kurdes du PKK a fait quelque 45 000 morts depuis 1984. Un cessez-le-feu proclamé par le PKK puis, à l’automne 2012, l’amorce d’un processus de paix ont permis d’arrêter le bain de sang. Pour la première fois, des négociations directes étaient menées entre les émissaires du président turc Recep Tayyip Erdogan, le fondateur du PKK Abdullah Ocalan, condamné à la prison à vie en 1999, mais aussi avec la guérilla à Qandil et les élus du parti prokurde HDP (parti démocratique des peuples).

Une reprise des affrontements, aussi bien dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde que dans les grandes villes de l’ouest, où vivent de nombreux Kurdes, serait dévastatrice. Quelque 15  à 20 millions de Kurdes, sur un total de 70 millions d’habitants, vivent en Turquie. Des manifestations ont été violemment dispersées par les forces de l’ordre ces derniers jours et le HDP a annulé dimanche la «grande marche pour la paix» qu’il avait convoquée, afin d’éviter des incidents qui pourraient dégénérer alors que la manifestation a été interdite par les autorités.

«La terreur et la violence exercées par le PKK ont empoisonné le processus de paix», clame le vice-Premier ministre turc, Yalçin Akdogan, directement impliqué dans ces négociations historiques avec la guérilla kurde. Ankara justifie ses opérations contre le PKK, aussi bien les raids aériens que les coups de filets en Turquie – qui ont porté à l’arrestation de quelque 600 personnes, des islamistes radicaux mais plus encore des militants kurdes – par la nécessité de répondre aux actions menées ces derniers jours par l’organisation, qui avait revendiqué l’assassinat de deux policiers dans la ville de Ceylanpinar (sud-est), à la frontière avec la Syrie, en représailles à l’attentat suicide de Suruç (sud), attribué à l’Etat islamique (EI), qui a fait 32 morts et une centaine de blessés parmi de jeunes militants de la cause kurde. Deux militaires turcs ont par ailleurs été tués et quatre autres blessés samedi soir par une voiture piégée, qui a visé un convoi militaire près de Lice dans la province à majorité kurde de Diyarbakir.

«Les conditions du maintien du cessez-le-feu ont été rompues, face à ces agressions, nous avons le droit de nous défendre», a proclamé sur son site internet l’aile militaire du PKK. L’engrenage de la violence avec actions terroristes et représailles est lancé. Il sera difficile à arrêter, chacune des parties accusant l’autre d’avoir donné le coup de grâce à un cessez-le-feu déjà moribond depuis plusieurs mois.

Revirements

De plus en plus contesté dans son pays, l’homme fort de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, élu en août 2014, dès le premier tour et au suffrage universel, à la présidence de la République, semble jouer l’escalade dans une logique de pouvoir. Initiateur du processus de paix et des discussions directes pour donner une solution politique à la question kurde, il avait tourné casaque ces derniers mois, cultivant l’électorat nationaliste dans l’espoir que son parti, l’AKP, obtienne aux législative du 7 juin une majorité des deux tiers lui permettant de changer la constitution et instaurer un régime présidentiel. L’AKP n’a même pas réussi à obtenir la majorité, pâtissant notamment du succès dans les urnes du parti prokurde HDP, qui pour la première fois a franchi le seuil minimum des 10% des voix lui permettant d’entrer au parlement.

Par ses surenchères sur la question kurde et une polarisation extrême de la société, celui que ses adversaires surnomment «le nouveau sultan» veut obtenir un soutien de la droite nationaliste du MHP, jusqu’ici très réticent, pour un gouvernement de coalition, ou au moins un soutien à un cabinet AKP minoritaire. Les menaces sur le pays devraient aussi inciter l’opinion à faire bloc autour du pouvoir en cas d’élections anticipées, même si un nombre croissant de Turcs reprochent à Erdogan d’avoir enlisé le pays dans le bourbier syrien. Mais surtout, la reprise des violences met en difficulté le HDP, longtemps vitrine politique du PKK mais devenu un parti plus ouvert, accueillant toutes les diversités. S’il condamne clairement les actions du PKK, même en accusant le pouvoir d’en être le premier responsable, il se coupe d’une bonne partie de son électorat kurde. S’il ne les condamne pas, ce parti en pleine mutation risque de perdre nombre de ses nouveaux soutiens dans les classes moyennes des grandes villes de l’ouest. Une situation pour le moins délicate pour cette formation qui accuse ouvertement Erdogan «de mettre le feu au pays afin d’obtenir les pleins pouvoirs».

AFP