La première puissance laitière européenne subit aussi des baisses des prix, consécutives à l’embargo russe, qui rend délicate la situation de certains éleveurs. Un sommet de crise est prévu mardi à Francfort.
En Allemagne, la tension monte aussi chez les producteurs de lait. Réunis au sein de la fédération BDM, ils ont invité la direction des principales laiteries du pays à un sommet de crise, mardi à Francfort pour « trouver des moyens concrets et efficaces de sortir de la crise actuelle ». Comme en France, la profession souffre de prix trop bas. Vendredi, les patrons des fédérations d’agriculteurs allemands ont réclamé avec leurs collègues irlandais, un soutien financier à Bruxelles. « Il est inacceptable que nos agriculteurs endossent les conséquences économiques d’une crise politique avec la Russie, l’Ukraine, l’Union européenne et les Etats Unis », écrivent Joachim Rukwied et Eddie Downey, respectivement patron de la fédération allemande DBV et irlandaise IFA, à l’issue d’une rencontre à Berlin.
Elément supplémentaire de la colère des éleveurs : le refus d’intervenir du gouvernement allemand. « Cela fait des mois que nous avons invité le ministre de l’Agriculture, Christian Schmidt (CSU, ndlr), à organiser une table ronde du lait pour trouver une voie de sortie de la crise », souligne le BDM dans un communiqué. « Le ministre a pour l’instant toujours refusé avec l’argument que la branche doit régler la crise elle-même », regrette le président du syndicat Romuald Schaber.
Vendredi, 25 producteurs de lait ont manifesté devant les portes de la plus grosse laiterie du pays, DMK, à Zeven dans le Land de Basse Saxe, connu pour ses exploitations géantes comptant facilement plus de 1000 bêtes. En Allemagne, où il n’y a pas de tradition de fixation du lait par accord interprofessionnel –de telles pratiques seraient même interdites-, les négociations se font laiterie par laiterie, avec des contrats de livraison très longs, de deux ans en moyenne. Une grande laiterie avec des marchés à l’exportation comme DMK s’aligne donc sur les cours du marché mondial, tandis qu’une laiterie offrant des produits de niche, nombreuses en Bavière, a plus de possibilités d’y échapper.
Coopérative de 9.400 producteurs, DMK achète chaque année 6,7 millions de tonnes de lait, soit un quart de la production totale du pays. En juin, elle a payé 27 centimes le litre à ses adhérents. «Nous ne pouvons quasiment plus payer nos factures, et pour certains producteurs, c’est même une question de survie », explique Ottmar Ilchmann, le patron du petit syndicat agricole AbL. « La position des éleveurs dans la négociation des prix est tellement faible que le risque de marché est totalement concentré sur le producteur », s’emporte Christian Karp, éleveur de 800 vaches, employant 25 personnes dans le Meckenbourg-Poméranie dans le nord du pays.
Première puissance laitière d’Europe, les 4,2 millions de vaches du pays ont produit 31 millions de tonnes de lait en 2013, selon Eurostat. Le volume de la production devrait avoir légèrement progressé en 2014. Mais la chute des prix pénalise sévèrement le secteur. En juin, le prix du litre s’est négocié à 29 centimes, au lieu de 41 centimes dix-huit mois plus tôt. En ex-RDA, le prix du lait est même tombé à 25 centimes d’euro, et de nouvelles baisses se profilent, selon le syndicat agricole DBV. « La principale raison à cette crise est l’embargo russe, s’alarme Michael Lohse, le porte-parole du syndicat. Les agriculteurs allemands exportaient entre 2011 et 2013 deux fois plus de lait et de produits laitiers vers la Russie que les Français. L’embargo de Moscou coûte 3 centimes le kilo aux éleveurs. Avec par là-dessus la fin des quotas, c’est un changement structurel qui se profile. Les moins compétitifs fermeront. »
En 15 ans, le nombre de fermes réduit de moitié
Le nombre de fermes ne cesse de reculer dans le pays. Depuis 2000, il a diminué de moitié, s’établissant à 78.000 exploitations. « Depuis l’introduction des quotas laitiers, en 1984, nous avons perdu 75% de nos exploitations, estime le vice-président du DBV Udo Folgart. Nous ne pensons pas que ça puisse encore empirer, même sans quotas. » La production laitière est caractérisée en Allemagne par une forte disparité régionale. Dans le sud, notamment en Bavière –région qui détient traditionnellement le ministère fédéral de l’Agriculture-, les fermes comptent en moyenne une trentaine de bêtes. Leurs coûts de production sont estimés à 50 cts le kg de lait contre 39 ct pour le nord du pays, caractérisé par de grandes exploitations qui peuvent compter plus de 1000 bêtes.
En six ans, c’est la troisième crise laitière en Allemagne même si elle affecte les producteurs sur des bases plus saines que leurs concurrents français. « En 2012-2013, c’est vrai, les entreprises agricoles allemandes ont réalisé de très bons résultats, poursuit Michael Lohse. Mais c’est fini. On assiste à de dramatiques effondrements des cours pour la viande, le lait, les fruits et les légumes, conséquence de l’embargo russe. Prenez les pommes : les Polonais se retrouvent avec 500.000 tonnes de pommes qu’ils ne peuvent plus écouler vers la Russie et qui reviennent inonder le marché européen où les prix chutent. On a la même chose pour la viande ou le lait. »
Vue d’Allemagne, la situation des éleveurs français est d’autant plus dramatique qu’ils n’auraient pas anticipé la fin des quotas laitiers. « La situation des exploitations allemandes était bonne jusqu’à l’embargo car nous avons modifié notre mode d’aides à l’agriculture et à l’élevage dès 2003-2004, se souvient Michael Lohse. Au lieu de continuer à distribuer des subventions à la tonne de céréale ou au litre de lait, ce qui ne fait qu’encourager les surproductions, l’Allemagne n’a plus donné à l’agriculture que 300 euros par hectare de terre, libre à l’agriculteur ou à l’éleveur d’investir à sa guise. En dix ans, l’agriculture allemande s’est ainsi considérablement modernisée. »
Mais elle s’est également concentrée et diversifiée. Profitant du développement des énergies renouvelables (lancé par la majorité SPD-Verts du temps du gouvernement Schröder), longtemps subventionné, agriculteurs et éleveurs allemands se sont transformés en producteurs d’énergie : éoliennes dans les champs, champs de panneaux solaires, biogaz tiré du purin et des déchets agricoles… Les compléments de revenus tirés des activités annexes telles que la production d’énergie, le tourisme agricole, voire la production de charcuterie ou de fromages artisanaux, ne sont pas négligeables. En inaugurant le Salon de l’Agriculture de Berlin, en janvier, le ministre de tutelle, Hans-Peter Friedrich estimait à 42.800 euros le revenu moyen de chaque agriculteur en 2013, soit 3.600 euros de plus qu’en 2012.
Depuis 2007, l’Allemagne dame le pion à la France, creusant chaque année l’écart entre les deux pays, malgré un niveau de subventions moins élevé que dans l’hexagone. En 2013, la République Fédérale a affiché un nouveau record de ses exportations agricoles –malgré des inondations monstres dans le sud du pays- en franchissant la barre des 65 milliards d’euros, soit deux fois plus qu’en 2003. Aujourd’hui, l’Allemagne surpasse la France dans le secteur du porc, du lait, de la volaille, des œufs et même des fraises. Ce qui n’empêche pas les perspectives d’être sombres pour les éleveurs d’outre-Rhin. « On sait que le marché européen est saturé. C’est un marché vieillissant de personnes bien nourries. Pour continuer à croître, il faut se tourner vers les pays émergents », résume Michael Lohse. D’autant que le marché intérieur est dominé par les discounters Aldi et Lidl, avec des consommateurs très attentifs aux prix. Ainsin chez Aldi, le prix du lait a de nouveau baissé de 10 cts en début d’année à 89 cts (99 cts pour le bio).
AFP