«Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle une explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres». C’est d’Emile Zola, et c’est parfaitement valable pour le cas tunisien.
Encensée pendant des décennies par la Banque mondiale, classée parmi les meilleurs élèves de la région MENA, la Tunisie se pensait immunisée. La BM décrivait ainsi la Tunisie «un modèle à suivre, … et Davos a plusieurs fois classé la Tunisie comme l’économie la plus compétitive en Afrique»…
En fait, estime Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie, dans une analyse critique du rapport de la Banque mondiale « Tunisie-La Révolution inachevée», au-delà de la façade brillante présentée par l’ancien régime, l’environnement économique en Tunisie était profondément défaillant…».
Les Tunisiens, inconscients ou ignorant sciemment avoir atteint les limites de leur modèle économique, ne se sont même pas rendus compte qu’ils étaient assis sur une poudrière. Il suffisait tout juste d’une étincelle pour causer une explosion dévastatrice!
La chute du régime en 2011 pour des raisons aussi bien objectives que d’autres relevant d’un nouvel ordre mondial que l’on voulait imposer aux pays de la région a permis de lever le voile sur nombre de défaillances touchant principalement l’inadaptation des formations universitaires aux besoins du marché du travail, l’absence de la culture entrepreneuriale dans nombre de régions intérieures, la disparité entre les régions et le nombre élevé de diplômés du supérieur inemployables parce que sans compétences réelles satisfaisant aux exigences de la demande des entreprises privées et des nouveaux impératifs du marché du travail.
Les derniers rapports entrepris par des experts sur les investissements publics dans les régions ont montré que mis à part le gouvernorat de Sidi Bouzid, tous les autres ont bénéficié des investissements publics au même titre si ce n’est plus que les régions côtières. La véritable plaie dans ces régions est d’ordre culturel, mais on refuse d’en parler par lâcheté ou par opportunisme politique; l’approche culturelle n’existe dans aucun programme électoral ou projet sociétal prôné par les élites politiques.
La Banque mondiale avait, dans le rapport intitulé «Tunisie-La révolution inachevée», reproché à la Tunisie ses hésitations dans la mise en place de réformes structurelles approfondies dans certains secteurs clés et le haut degré de protectionnisme étatique. Un rapport auquel Afif Chelbi, ancien ministre de l’Industrie et éminent économiste, reproche un excès de libéralisme: «Ce n’est pas que nous prônions des politiques étatistes, nous nous situons bien dans le cadre libéral, mais comme le soulignait Michel Albert dans un “Capitalisme contre capitalisme“, lorsqu’on adopte le cadre libéral, le débat n’est pas clos mais ne fait que commencer. Et si des pays libéraux réussissent et d’autres, tout aussi libéraux, échouent, la différence relève de la capacité des premiers à mettre en œuvre des stratégies mobilisant opérateurs publics et privés autour d’objectifs de développement ambitieux… Aussi, au moment où le pays a grand besoin d’analyses sereines et avisées sur son modèle de développement tirant objectivement les leçons des réussites et des échecs passés, voilà qu’une équipe de la Banque publie “La révolution inachevée“, rapport souvent présenté comme incontournable, alors qu’il ne cadre pas avec la rigueur d’analyse à laquelle nous a habitués la Banque. Il contribue à l’exacerbation du débat au lieu d’aider à sa modération. Nous sommes profondément convaincus que ce rapport ne représente pas la véritable Banque mondiale, l’institution éclairée que nous avons toujours appréciée comme catalyseur des réformes quand elle a fonctionné en synergie avec l’Administration tunisienne» (lire à ce propos le rapport publié par le Think Tank Keireddine: «Une lecture critique de “la Révolution inachevée“ : Pour un renouvellement du modèle de développement adapté à la Tunisie».
Afif Chelbi estime que la BM a nuancé fortement son dernier rapport “la révolution inachevée” dans un rapport paru récemment, et intitulé «Diagnostic-pays systématique». Il est tolérant, car la BM est toujours fidèle à sa ligne de conduite: “Caresser dans le sens du poil”.
La Tunisie : pays plus avancé de la région MENA?
Ainsi, la BM reconnaît que malgré toutes les difficultés qu’a traversé le pays depuis 2011, «à l’heure actuelle, la Tunisie reste l’un des pays les plus avancés de la région MENA en termes de droits et d’émancipation des femmes». Mais ajoute que sans «créer une croissance inclusive au sens le plus exhaustif du terme en raison de la détérioration de la gouvernance économique et le captage des ressources par les élites durant la décennie précédant la révolution qui ont entravé les progrès sociaux du pays, freiné la poursuite du développement économique et alimenté le mécontentement social, qui a culminé avec la chute du régime en 2011. Les progrès économiques et la stabilité sociopolitique ont été obtenus au détriment des libertés civiles et politiques. Les politiques antérieures –mises en place pendant les 20 années qui ont précédé la révolution de 2011– n’ont pas réussi à atténuer, et ont parfois même exacerbé les distorsions profondément ancrées dans l’économie. Celles-ci ont entravé le bon fonctionnement des canaux favorisant le développement d’une société plus égalitaire et inclusive (avant tout, la création d’emplois productifs), entraînant les résultats inégalitaires que l’on observe encore aujourd’hui. Ancrées à l’époque dans un espace politique et social étroitement contrôlé et favorable aux élites, ces distorsions ont limité la participation active des citoyens dans les sphères politique, sociale et économique, et entravé la soutenabilité économique et sociale à long terme du modèle de développement du pays. L’accroissement des inégalités et l’accès inégal aux opportunités et aux actifs ont finalement nourri le ressentiment croissant de la population, détériorant le contrat social implicite sur lequel reposait le modèle de développement, qui a finalement implosé avec la révolution de janvier 2011».
«Depuis la révolution de 2011, des avancées considérables ont été réalisées vers une société plus ouverte, plus inclusive et transparente, posant les bases d’un nouveau contrat social incarné par la Constitution de 2014, estime la BM. La Tunisie a réussi à mettre en place une transition démocratique parfois mouvementée, mais globalement remarquable. Depuis la révolution, les politiques se sont principalement attaquées aux défis les plus immédiats (et avant tout à la lutte contre les menaces sécuritaires) tout en garantissant une transition démocratique réussie et particulièrement nécessaire. Un grand nombre de défis économiques et sociaux structurels sont par conséquent restés sans réponse».
La BM, prudente, comme toujours, omet de mettre directement le doigt sur la plaie de la corruption instaurée depuis l’avènement de la Troïka en 2011 et qui a pratiquement institutionnalisé les mauvaises pratiques aujourd’hui généralisées partout et surtout évite de parler des responsabilités des politiques entreprises dans la «médiocrisation» de l’exercice administratif du pays et également des défaillances du système judiciaire, soit une garantie d’une meilleure gouvernance et de la préservation des droits des uns et des autres !
Plus d’efforts doivent être déployés pour stimuler la relance économique !
Pour la BM, il faut stimuler une prospérité partagée par des efforts concertés qui devront être fournis… Il s’agira avant tout de rétablir la confiance dans les institutions publiques et de garantir la participation active des citoyens dans les affaires politiques et sociales. «Au cours de la transition politique de 2011 à 2014, des progrès importants ont été réalisés en vue de renforcer la transparence et la participation, notamment les droits civiques et politiques comme le démontrent les premières élections libres et équitables organisées dans le pays, le renforcement de la liberté de la presse et d’association, l’allégement des restrictions sur les activités des organisations de la société civile et autres, et l’amélioration de la gouvernance économique…».
Les experts de la BM ont-ils réellement été dans les administrations, ont-ils réellement sondé les entrepreneurs et les investisseurs potentiels par rapport à la transparence, la gouvernance, la réactivité, l’intégrité? La question se pose avec acuité. Car pour la BM, la Tunisie aurait réussi une transition démocratique historique et remarquable. Ce qui devrait lui permettre de «saisir l’occasion unique de lancer les réformes économiques et institutionnelles nécessaires pour mettre le pays sur la voie d’une croissance plus rapide et plus inclusive.
Renforcer le lien entre la croissance et le progrès social…
Comme de nombreux pays à revenu intermédiaire, la Tunisie a réalisé d’immenses avancées pour répondre aux besoins élémentaires de sa population (comme l’atteste l’amélioration des indicateurs de développement humain). Toutefois, il est toujours impératif de renforcer le lien entre la croissance et le progrès social, notamment par la création d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité, et cela déterminera la mesure dans laquelle la Tunisie pourra prendre un chemin de développement plus solide, durable et inclusif.
Les avancées dans le domaine de la participation et de la capacité d’action des citoyens, ainsi que l’amélioration de la gouvernance économique et dans la société en général, pourraient de fait libérer le potentiel d’accélération de la croissance grâce à un secteur privé plus dynamique, une hausse de la productivité et de l’innovation, et un secteur public plus efficace, lesquels renforceraient tous ensemble le capital humain et social».
Des mesures de transformation structurelle de l’économie tunisienne
Toujours adoptant la langue de bois, la BM estime que «l’ouverture de l’espace politique et social qui accompagne le nouveau contexte démocratique offre une occasion unique de construire un dialogue participatif social et économique afin d’identifier les moyens de renforcer le lien entre la croissance, le bien-être et la participation citoyenne. Ce dialogue, conduit par des parties prenantes nationales avec, au besoin, l’appui technique de partenaires internationaux, renforcera la conception et la mise en œuvre de politiques visant à renforcer la croissance et l’inclusion. Il est nécessaire de mettre en place dès maintenant des mesures importantes pour déclencher la transformation structurelle de l’économie tunisienne afin de garantir une croissance continue, durable et inclusive. Un nombre croissant de données concrètes semblent suggérer que l’amélioration de l’accès aux opportunités économiques et aux services sociaux, de même que la lutte contre les inégalités, ne sont pas seulement une question d’“équité“ ou de construction d’une “société plus juste“, mais impliquent également de concrétiser les aspirations d’une société à une prospérité économique.
Si le renforcement de la sécurité des citoyens et des entreprises demeurera à moyen terme l’une des principales priorités politiques, la mise en place de réformes structurelles approfondies (y compris la promotion de la création de valeur et l’innovation, et la poursuite de l’éradication des rentes et des privilèges économiques injustifiés) reste cruciale pour garantir la durabilité du redressement économique. Elle reste tout aussi cruciale pour rejoindre les Pays à Revenu Intermédiaire (PRI) de la tranche supérieure des autres régions, qui ont réalisé de bien meilleures performances que la Tunisie au cours des vingt dernières années. Ces réformes devront exploiter les capacités sous-jacentes du pays et réaligner les mesures incitatives afin de favoriser une croissance soutenue et inclusive.
Dans ce contexte, ce diagnostic-pays systématique identifie la promotion de la croissance stimulée par le secteur privé (et la création d’emplois) et le renforcement de l’égalité des chances comme les deux principaux moteurs du changement pour lesquels de nouvelles initiatives politiques sont recommandées».
Pas de concret dans ce rapport
Que c’est bien écrit ! Des idées bateau, reconnaissons-le. Elles peuvent être aussi valables pour l’Egypte, l’Irak, le Nigeria ou encore la Jordanie (qui a échappé à ce jour à l’enfer du printemps arabe). La dimension pratique, les solutions concrètes et réalisables, nous ne les voyons pas dans cette analyse dont nous avons publié seulement quelques extraits.
La Banque mondiale devrait, elle aussi, mettre de l’eau dans son moulin et respecter plus l’intelligence tunisienne.