Pour Philippe Vue, porte-parole de l’Association de protection du site évacué mercredi matin par les CRS, les positions politiques concernant le projet immobilier du groupe Auchan s’apparentent à un «déni de démocratie».
Philippe Vue, 61 ans, est porte-parole de l’Association de protection de la ferme des Bouillons (APFB). Celle-ci regroupe 1 100 citoyens refusant que la branche immobilière Immochan du géant de la distribution Auchan (Decathlon, Leroy Merlin, Saint Maclou, Kiabi, Boulanger, Kiloutou, Norauto, etc.) n’implante une zone commerciale sur cette parcelle de 4 hectares cultivables située à Mont-Saint-Aignan (Seine-Maritime), au nord de Rouen, en bordure de rocade. Les militants zadistes, qui occupaient la ferme depuis trente-deux mois, en ont été évacués mercredi matin par les CRS. Très ému, «révolté», Philippe Vue dénonce un «déni de démocratie». Il déplore que le projet de maraîchage bio de l’association n’ait «même pas été étudié» et affirme que celle-ci «ne lâche rien» et «étudie les recours juridiques possibles».
Pouvez-vous rappeler l’historique de «l’occupation citoyenne» de la ferme des Bouillons ?
Immochan a acheté la parcelle de 4 hectares en juillet 2012 pour 720 000 euros. Sur celle-ci se trouve une ferme, comprenant trois maisons d’habitation et huit bâtiments, dont la filiale d’Auchan avait obtenu le permis de démolir. Elle se trouve dans une zone périurbaine, non loin d’un centre commercial. Nous l’occupons depuis décembre 2012 et avons créé dans la foulée l’Association de protection de la ferme des Bouillons, soutenue notamment par Attac et la Confédération paysanne. L’idée étant d’alerter les citoyens et les élus de Mont-Saint-Aignan et de la communauté d’agglomération. Nous avons travaillé le dossier et pris un avocat, qui nous a dit qu’il était possible d’obtenir une modification du plan local d’urbanisme (PLU) pour sauver la ferme et conserver le caractère agricole de la parcelle.
En janvier 2014, nous avons obtenu gain de cause : de «zone à urbaniser» – que nous qualifiions de «zone à humaniser» –, la parcelle a été reclassée en «zone naturelle protégée». Auchan ne pouvait plus démolir la ferme. Nous avons fait une grande fête. Dès le début, notre idée a été de faire de ce lieu magique un lieu convivial, ouvert à tous, associant cultures agricoles et culture artistique. En plus de la remise en culture – avec une activité de maraîchage ou un champ de pommes de terre –, d’un point de vente de produits bio tous les samedis après-midi, nous y avons organisé des conférences-débats, des festivals comme la Tambouille… L’an dernier, celui-ci a attiré 3 000 personnes, au point qu’on s’était dit que cette année on n’en referait plus, car on ne pouvait plus gérer une telle affluence, malgré le côté joyeux, créatif, intergénérationnel.
Mais vous avez été condamnés pour occupation illicite des lieux…
Oui, en 2013. C’est cette condamnation qui est appliquée aujourd’hui. Nous avons obtenu gain de cause en droit de l’urbanisme mais pas pour ce qui concerne le droit de propriété. Nous étions bien conscients que nous ne pourrions pas rester sur un lieu sans le faire vivre. Nous avons donc monté un projet sérieux, que nous avons présenté publiquement en mars. Celui-ci articule plusieurs activités : maraîchage bio, formation de jeunes maraîchers, vente de produits bio des producteurs de la région, atelier de transformation de produits bio et, enfin, lieu d’éducation populaire, pédagogique et culturel.
En mai 2014, nous avons lancé une campagne de financement citoyen de ce projet, avec l’aide de la fondation d’utilité publique Terre de liens. L’idée est de récolter l’épargne citoyenne pour racheter la ferme. Nous avons lancé des promesses d’achats de parts – de 103 euros chacune – et en sommes à plus de 800 promesses. Notre projet était donc en bonne voie pour être financé. Or, coup de théâtre le 24 juillet dernier, quand nous avons appris qu’Immochan avait signé un compromis de vente avec la SCI In Memoriam, pour 150 000 euros seulement. Cette société, dont le nom, au passage, est aussi celui d’un groupe de rock identitaire qui soutient le Front national, prétend vouloir faire de l’agriculture biologique sur la parcelle.
Mais ils n’ont fait que copier-coller notre projet, c’est exactement le même ! Lorsque nous avons présenté ce dernier, les frères Thibault et Baptiste Mégard, qui ont formé cette SCI, étaient présents. Nous les avons rencontrés, nous leur avons même proposé de travailler avec nous à condition que la ferme reste un bien commun. Ils ont refusé. L’un d’eux est ingénieur agronome dans une entreprise privée, mais il n’a jamais fait de maraîchage, alors que nous comptons employer un maraîcher professionnel.
Les SCI sont souvent utilisées pour contourner les contrôles des structures agricoles, c’est comme cela que la ferme des 1 000 vaches a pu voir le jour dans la Somme. Cette SCI, les frères Mégard peuvent la revendre à quelqu’un d’autre. Nous avons fait des recherches et découvert que Thibault Mégard figurait sur la liste du mouvement «Nous citoyens» aux élections européennes de 2014 pour le Nord-Ouest, dont la tête de liste n’était autre qu’André-Paul Leclercq, directeur développement Europe de l’Est d’Auchan ! La collusion avec le groupe est établie. D’autant que Thibault Mégard, qui se présente comme «chef d’entreprise paysagiste», est aussi gérant de trois autres sociétés, notamment dans l’immobilier. On s’est dit : «Auchan revend sa parcelle à un ami, on fait un cadeau, on se partage tout ça, le principal étant de virer les citoyens.» C’est comme si la droite «catho tradi» reprenait le pouvoir sur les «gauchos barbus», alors que nous ne sommes évidemment pas que cela, nous rassemblons toutes sortes de citoyens, de toutes les générations.
Vous vous sentez dépossédés de votre projet ?
Complètement. Il était prêt, sérieux, et nous avons été court-circuités. Nous nous sommes immédiatement mobilisés pour demander à la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) de Haute-Normandie d’user de son droit de préemption des terres pour mettre ce projet en concurrence avec le nôtre. La loi dit qu’en cas de vente d’une parcelle, si plusieurs agriculteurs sont intéressés, la Safer doit réclamer la préemption. Or elle ne l’a pas fait. Nous avons pourtant aussi été reçus par le directeur de cabinet du préfet, nous lui avons expliqué qu’il fallait au moins que les deux projets soient examinés de manière objective, équivalente, équitable. Hélas, nous avons appris que la non-préemption a été décidée par la Safer, le préfet et, beaucoup plus haut, au ministère de l’Intérieur. C’est scandaleux !
Que s’est-il passé ce mercredi matin ?
Comme cela peut se passer avec des occupants non violents mais qui ne veulent pas partir. Il est toujours perturbant de voir une vingtaine de cars de CRS débarquer à l’aube avec des gyrophares. Une centaine de CRS ont défoncé les portes de la ferme et évacué les manifestants. La famille Ménard est arrivée avec ses 4 x 4 et s’y est installée. Il n’y a pas eu d’arrestations. Les CRS n’ont fait qu’exécuter une décision de justice, ils étaient dans leur rôle. Ce qui est scandaleux, c’est que notre projet n’ait même pas été étudié. Nous dénonçons l’attitude d’Emmanuel Hyest, le président de la Safer de Haute-Normandie. Il est membre de la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, le principal syndicat agricole, ndlr], qui contrôle de facto la Safer. Or le rôle de celle-ci est de protéger les terres agricoles ! Il n’y a pas eu de tra…