Interview – Mohamed Damak : “Le ministère de l’Enseignement supérieur veut tout faire et tout de suite”

mohamed_damak-2015_2.jpgL’école privée TIME a ouvert ses portes en 2002 avec 16 étudiants pour sa première année universitaire. Plus de 12 ans après, l’entreprise s’installe dans son campus flambant neuf où elle investit 26 millions de dinars, emploie 40 personnes (hors cadre enseignant) et a enregistré plus de 1.000 nouveaux étudiants pour l’année 2013-2014.

Le secteur de l’enseignement supérieur privé tunisien se compose d’une soixantaine d’opérateurs qui traitent 30.000 étudiants tunisiens et 5.000 étrangers. Aujourd’hui, le torchon brûle plus que jamais entre la profession et le ministère de tutelle.

Revenu d’Abidjan où il a participé au Salon CAMPUS TUNISIE, Mohamed Damak s’exprime sur la polémique et parle d’avenir et d’exportation de services en Afrique.

WMC: L’année universitaire 2014-2015 a enregistré une baisse d’inscriptions par rapport à celle de 2013-2014. Les universités privées tunisiennes font l’objet d’attaques assez sérieuses de la part de la tutelle. Qu’est-ce qui se passe?

Mohamed Damak: L’année écoulée nous avons enregistré une baisse d’au moins 20% sur TIME UNIVERSITE. Cette année, les indicateurs sont meilleurs et nous sommes assez optimistes. Ceci dit, il faut que nos relations s’assainissent et s’améliorent avec notre ministère de tutelle qui se doit de nous accompagner dans une relation de partenariat public/privé dans une relation positive et de confiance. C’est l’avenir de nos enfants et de tout un secteur qui en dépend.

Le torchon brûle aujourd’hui entre les universités privées et le ministère de l’Enseignement supérieur. Quel est le cœur du problème?

La crise a commencé durant l’année universitaire 2013-2014 avec un brusque changement dans le comportement du ministère. Pendant plus de 10 ans, la tutelle a laissé les établissements dans une situation léthargique, sans aucun contrôle et sans répondre à aucune de nos revendications comme les textes sur la gestion des carrières des enseignants, la nécessité d’un taux défini d’encadrement… Bref, la création d’un texte de loi qui organise la gestion de carrière des enseignants dans le secteur privé et qui n’a jamais été produit.

Pendant plus de 10 ans, la tutelle a laissé les établissements dans une situation léthargique, sans aucun contrôle…”

Et brusquement, on assiste à un revirement violent qui bloque complètement la situation. Sur le principe, nous sommes pour la restructuration du secteur, mais cela doit se faire dans la concertation, sur une durée à définir et avec une montée qualitative obligatoire. Les espaces de développement et les marges de manœuvre doivent être respectés afin que la profession puisse évoluer, progresser, s’exporter… Notre autorité de tutelle veut changer tout et tout de suite.

Concrètement qu’est-ce que cela veut dire?

Je vous donne un exemple. Nous avons bataillé, du temps du ministre Sadok Chaabane, pour la mise en place d’un texte de loi pour la gestion de carrière des enseignants. Rien n’a été fait! Quand une université recrute des permanents, ceux-ci ne restent pas. A la première occasion, ils démissionnent du privé et vont vers l’étatique.

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A titre illustratif, j’ai recruté une vingtaine de docteurs et dépensé environ 600.000 dinars de charges sociales jetées à la poubelle! Que voulez-vous que je vous dise? Ils ont raison à la limite, ils ne sont pas sécurisés et ont besoin d’avancer dans leurs carrières.

Aujourd’hui vous dites donc que le secteur a été marginalisé pendant une dizaine d’années? Et depuis?

Absolument! Depuis le 14 janvier 2011, les choses ont un peu changé au niveau de la forme. Le défunt ministre Ben Salem a créé un Comité entre le privé et le ministère et nous avons traité de quelques points prioritaires, comme l’absence de normalisation des vacations des enseignants du secteur public qui souhaiteraient faire des cours dans le privé. Ce dossier a fait l’objet d’un accord mutuel mais reste à ce jour bloqué. Nous avons travaillé sur le texte de loi sur la gestion de carrière des enseignants. Idem! Entre temps, nous avons demandé à continuer de fonctionner avec le texte actuel qui règlemente le taux d’encadrement par spécialité actuellement en attendant d’en créer un nouveau.

C’est-à-dire? Vous ne pouvez pas reprocher au ministère de tutelle de vouloir faire un peu le ménage. Personne ne disconvient qu’il y ait des dépassements dans le secteur. N’est-il pas temps de tirer l’ensemble vers le haut?

Comme dans tous les autres secteurs. Qui en est responsable? Où sont les garde-fous et la bonne gouvernance? Où est la vision? Les faits sont là! Aujourd’hui, regardons vers l’avenir et tâchons de le construire ensemble. Depuis 2 ou 3 ans, on exige de nous de recruter un docteur par diplôme. Dans certaines filières on nous demande même, sans avoir la certitude de pouvoir ouvrir ce diplôme, de recruter deux ou trois docteurs. Ok! Mais primo, ils (ces docteurs) ne restent pas, et secundo, nous n’avons pas la garantie d’ouvrir le diplôme! C’est-à-dire le comble du non-sens!

Dans certaines filières on nous demande même, sans avoir la certitude de pouvoir ouvrir ce diplôme, de recruter deux ou trois docteurs”

Vous savez, nous sommes pour la plupart conscients du problème. A quelques exceptions près, nous respectons les taux exigés par l’actuel arrêté. Ceci dit, la plupart d’entre nous ne demandent qu’à tirer vers le haut l’ensemble des universités pour redorer le blason de la Tunisie, exporter nos services, attirer un plus grand nombre d’étudiants chez nous… Nos entreprises et leur pérennité en dépendent! L’image de notre pays et le magnifique pan d’histoire de l’Ecole bourguibienne en dépendent.

Entre temps, la crise s’accentue avec l’instauration des systèmes de quotas. De quoi s’agit-il?

En 2013-2014, il y a eu une montée en harcèlement du secteur médical de façon plus particulière avec le ministère de la Santé, puisque cette partie est en cotutelle. L’instauration des quotas est très contraignante. Certaines spécialités ont même été supprimées dans certaines universités qui dispensent des formations en paramédical.

L’année dernière, les choses ont pris une autre dimension avec la fameuse grève à cause du «prétendu blocage» du recrutement des diplômés du secteur public par ceux du secteur privé. Cela est une manipulation très grave. L’enjeu était de renforcer la politique de quotas dans la formation des ingénieurs. Désormais notre ministère veut imposer le système de quota au secteur privé.

Il viendra le jour où l’enseignement privé sera obligé d’instituer un système de quotas propre à lui sous la pression de demandes d’inscription supérieures à l’offre des établissements respectifs”.

Pour vous expliquer, la Tunisie a besoin de 4.000 ingénieurs et donc, selon cette politique de quotas, le privé aura droit à 30% pour la rentrée 2015-2016, à 25% en 2016-2017 et à 15% en 2017-2018.

Ce système est accepté dans le public qui est ancien de 50 ans. Le quota est compatible avec la capacité d’accueil respective. Or ce problème, ne se pose pas avec le privé. Nous n’avons pas de problème de capacité d’accueil. C’est une contradiction incroyable! D’où l’incompatibilité de ce système des quotas avec une capacité d’accueil non contraignante du secteur privé. Il viendra le jour où l’enseignement privé sera obligé d’instituer un système de quotas propre à lui sous la pression de demandes d’inscription supérieures à l’offre des établissements respectifs.

Le coup dur c’est bien entendu la circulaire du 1er juin 2015 où l’on nous impose des modalités d’inscription équivalentes à celles prévalentes dans le public. Le point de rupture est cette circulaire qui stipule que les inscriptions dans les universités privées doivent se faire par le site du ministère. C’est-à-dire que c’est lui qui nous donne les inscriptions!

C’est-à-dire qu’un bachelier ne peut plus s’inscrire directement dans une université privée?

Exactement. Ceci est contre la loi et contre le cadre de lois actuel du secteur privé.

Cela revient-il à mettre l’enseignent supérieur privé au pas de celui du public?

Absolument. Nous n’acceptons pas que le public soit notre point de référence et sommes vraiment en train de faire un effort exceptionnel pour améliorer la qualité. Même si cet avis est le mien, il reflète l’opinion de beaucoup d’opérateurs dans l’Enseignement supérieur privé.

D’autre part, nous ne pouvons pas accepter un cadre référentiel public qui est imposé alors qu’il est en gestation et en cours de réformes.

D’un côté, on admet que notre système d’enseignement supérieur dans sa globalité est en crise, et de l’autre on pose sa partie publique comme référence pour sa partie privée”.

Le secteur public souffre de dégradations et nous sommes en train de le réformer. Je fais partie moi-même d’un Comité qui travaille sur sa réforme depuis 4 ans. Alors comment voulez-vous qu’on avance? D’un côté, on admet que notre système d’enseignement supérieur dans sa globalité est en crise, et de l’autre on pose sa partie publique comme référence pour sa partie privée.

Quelle est votre contre-proposition? Quelle vision avez-vous pour votre secteur? Etes-vous organisé pour cela?

Nous avons un socle commun et unique: la qualité. Pour cela, nous demandons l’instauration d’un système d’accréditation pour se positionner à l’international. Pour ce faire, chaque établissement, public et privé confondus, se donne, dans le cadre de l’élaboration d’un contrat programme, un horizon de visibilité de trois à cinq ans pour obtenir un label de qualité, conforme aux normes internationales, auprès d’une instance d’accréditation et d’évaluation indépendante, liée à des organismes internationaux reconnus en la matière.

Des universités sont-elles accréditées? Avez-vous fait les démarches?

Oui. Quelques universités dont TIME se préparent pour le faire avec la CTI (1) (Commission des Titres d’Ingénieur) ou avec d’autres, en attendant de passer par une agence nationale équivalente. A ce jour, à ma connaissance, l’établissement ESPRIT l’a déjà obtenue.

Y a-t-il une instance d’accréditation tunisienne?

Oui mais l’initiative est mort-née. Elle n’a jamais fonctionné. Ce qu’il faut c’est que l’instance tunisienne soit indépendante, y compris du ministère de tutelle, et qu’elle se lie avec des systèmes d’accréditation internationaux pour monter en puissance. Or, à ce jour nous sommes encore loin de ce schéma. Il n’y a pas d’autre moyen pour avoir un label fort et crédible.

A terme de combien de temps faut-il pour que le consommateur soit réconforté et rassuré quant à la qualité des institutions dans lequel il s’inscrit?

Il faut au moins 3 à 5 ans pour que cela se mette en route. Les labels devront être appliqués bien entendu à l’enseignement privé et public et ce n’est qu’à cette condition que les secteurs public et privé seront assainis.

Pour le moment, nous avons l’impression que l’autorité de tutelle continue à entraver les réflexions et à miner le dialogue et la concertation.

Entre temps, certaines universités sont accusées de vendre des diplômes, rechignent à investir dans le corps universitaire, ne sont pas regardants sur l’assiduité des étudiants… Sur la soixantaine d’opérateurs, tout n’est pas rose.

Loin de là! Mais la remarque mal placée du ministre devant l’assemblée est une insulte. Ce jugement ne doit en aucun cas être généralisé. Qui a donné les agréments à ces établissements pour qu’ils vendent des diplômes? Pourquoi le ministère n’a pas contrôlé en amont ces opérateurs? Qu’ils appliquent la loi et l’actuel cahier des charges même s’il n’est optimal! Mais, nous ne pouvons tolérer de le réduire uniquement aux conditions d’input par le système du quota!

Qu’en est-il du côté des outputs de l’enseignement privé? Peut-on considérer que le secteur privé est responsable des 240.000 diplômés universitaires en chômage ? Pour quelle finalité?

L’employabilité. Le ministère n’a qu’à faire une enquête sur le nombre des recrutés et le temps d’attente de nos diplômés pour trouver un emploi et celui du secteur public. Cette enquête donnera une lecture profonde d’une certaine réalité! Chez TIME, nous avons un taux d’employabilité qui dépasse les 90%.

Pour conclure, la profession est-elle organisée et solidaire?

Quoi vous dire! Pas vraiment! Il y a une scission et elle finit par peser au niveau de la représentativité du secteur. L’UTICA est en train de jouer un rôle capital pour ressouder les rangs car nous avons besoin de transparence et d’une administration juste et équitable envers les deux enseignements supérieurs tunisiens, public et privé.

Avant de vous quitter, M. Damak, TIME est l’université privée qui se déploie le plus sur le continent africain. Qu’en est-il des opportunités de la Tunisie sur ce marché en devenir? Quelles sont vos recommandations pour augmenter le nombre d’étudiants africains inscrits dans nos universités sachant que l’année dernière la Tunisie a inscrit 5.000 étudiants contre 45.000 inscrits dans le privé marocain?

Savez-vous qu’en 2012 nous avions 12.000 étudiants africains inscrits dans nos universités? Nous avons des freins au niveau de l’administration tunisienne qui sont incontestables et contre-productifs. Nous n’avons pas de vols directs, pas d’accueil spécial au niveau de nos aéroports, pas de facilités pour l’obtention de visas à l’étranger et peu de représentativité économique et diplomatique dans les pays africains en particulier. Obtenir une carte de séjour est un vrai parcours de combattants, etc. Tout cela a été expliqué au niveau des Affaires étrangères, au niveau de la présidence de la République… Rien ne bouge! Personnellement, on m’a demandé de réaliser un «Guide pour l’Etudiant Africain» et je l’ai réalisé, mais ensuite tout reste en suspens!

Le Maroc fait désormais 45.000 étudiants africains, soit 9 fois notre effectif. C’est un vrai retard que nous sommes en train d’enregistrer…”

Vous parliez du Maroc tout à l’heure, eh bien ils font désormais 45.000 étudiants africains, soit 9 fois notre effectif. C’est un vrai retard que nous sommes en train d’enregistrer alors qu’à un certain moment nous les devancions.

Pourquoi ?

Ils ont les représentations, les avions, les banques… En fait, ils ont mis en place tous les éléments constitutifs pour réussir un partenariat avec l’Afrique.

1/CTI : http://www.cti-commission.fr Un organisme indépendant, chargé par la loi française depuis 1934 d’habiliter toutes les formations d’ingénieur, de développer la qualité des formations, de promouvoir le titre et le métier d’ingénieur en France et à l’étranger.