Néji Jalloul : «Au moins, les écoles d’antan produisaient des élites…»

«Nous devons élever le niveau de vie de ce peuple et lutter contre le chômage, la misère et le retard économique. Nous devons y parvenir coûte que coûte… C’est une question de vie ou de mort pour le régime. S’il ne réussit pas dans ce domaine, c’est son existence même qui sera en jeu».

C’est l’extrait d’un discours prononcé par le premier président de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba, le 22 janvier 1959.

Cette citation est plus que jamais d’actualité aujourd’hui, avec un taux de chômage incompressible, une ignorance qui produit des terroristes djihadistes et une misère qui nourrit les frustrations et les appréhensions d’un peuple en mal de leaders capables de mener le pays vers la rive du salut dans un contexte aussi délicat.

L’éducation, cheval de bataille de Bourguiba le visionnaire, est aussi celle qui préoccupe au plus haut Néji Jalloul, ministre en charge du portefeuille de l’Education. Un ministre qui veut redorer le blason d’un ministère en perte de vitesse depuis plus de 15 ans et qui tient à renvoyer l’école tunisienne aux fondements de l’école républicaine.

Entretien

neji_jalloul-2015f.jpgLe “Mois de l’Ecole“, une initiative que vous avez lancée,  a, d’une part, suscité l’engouement de milliers de Tunisiens et l’adhésion de la société civile, et, d’autre part, été considérée par certains comme une propagande politique. Que répondez-vous?

Néji Jalloul : Bien sûr qu’il s’agit de politique, je ne le nie pas, mais ce n’est pas de la politique politicienne. Il s’agit de la politique de l’éducation et du repositionnement de l’école de notre pays. Et en premier en en faisant le centre de la vie sociale et économique.

Je considère que ce projet est politique, son but est de retourner aux fondements du mouvement national tunisien basé sur le savoir et un enseignement public de qualité gratuit et mixte, et ceci est un choix politique.

Dans les années 70, les écoles dispensaient le savoir, la connaissance et la culture, le pays était pauvre, la Tunisie avait des difficultés économiques, mais nous n’avions pas de djihadistes, c’est parce que l’école fonctionnait comme il fallait. Aujourd’hui, nous sommes plus riches mais nous avons des terroristes et des djihadistes chez nous, c’est la conséquence  d’un contexte géopolitique particulier mais c’est également, il faut le reconnaître, à cause de l’absence de consistance et des limites de nos cursus scolaires.

“Un enfant est une force, c’est une énergie… s’il ne la dépense pas dans l’art, la culture ou le sport, il peut devenir violent…“

Nos écoles souffrent d’un grand vide en matière d’activités culturelles, sportives et artistiques ainsi que de la carence des matières qui poussent à la réflexion et à l’enrichissement de la pensée.

Un enfant est une force, c’est une énergie. S’il ne maîtrise pas les langues pour s’exprimer comme il se doit et comme il le veut -et c’est une grande faiblesse dans nos écoles-, s’il ne dépense pas son énergie dans l’art, la culture ou le sport, et s’il ne trouve pas le cadre adéquat pour qu’il sculpte ses dons et construise sa personnalité sainement, il peut devenir violent. Les conséquences en sont le terrorisme et un million de jeunes déprimés, désorientés et déboussolés.

Ma politique vise à rétablir l’école dans son rôle: une école citoyenne, avec un environnement adapté à l’épanouissement des jeunes et qui dispense une véritable formation d’avenir et non un semblant de formation qui ne sert absolument à rien. Je veux que l’école redonne espoir à nos jeunes, en leurs pouvoirs et en leurs capacités à avancer sainement dans la vie et à  affronter sereinement non seulement le marché du travail mais aussi les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans leurs parcours professionnels ou personnels, et ceci c’est un projet politique, je suis dans la vision et le projet, je ne navigue pas à vue.

Vous parlez là d’une réforme de l’école tunisienne?

Je n’aime pas le terme réforme, je préfère dire que nous entamons une nouvelle étape de l’école républicaine. A ses débuts, l’école, juste après l’indépendance, devait permettre d’éradiquer l’analphabétisme et fournir le pays en hautes compétences et en cadres. Cette mission a été accomplie. Il faut franchir le pas et passer à une autre étape.

De nos jours, tout a changé. On peut même poursuivre sa scolarité en restant chez soi et en recevant les cours sur un PC. L’école du 21ème siècle doit suivre l’ère du temps, elle doit accompagner les mutations socioéconomiques et interagir avec son environnement. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous passer des TIC. Il ne s’agit pas uniquement de posséder une tablette et de l’utiliser pour s’adonner à des jeux mais d’en faire un outil pédagogique.

Les générations des années 60 ont œuvré à faire du peuple tunisien un peuple éduqué, les temps ont changé, et c’est vers le numérique que les nouvelles générations doivent mener le pays.

Il y a un problème de communication entre nous et notre progéniture qui vit pleinement l’époque de la mondialisation. Nous leur parlons dans un langage archaïque qu’ils ne saisissent pas. Celui du 20ème siècle. Ils nous dépassent donc d’un siècle et nous devons échanger avec eux dans leur propre langue. Ce qu’il faut, c’est adapter l’école aux nouvelles exigences du moment et de la jeunesse.

De mon temps, il s’agissait de mettre en place les infrastructures adéquates. Les enfants issus des classes pauvres et moyennes n’avaient pas tout le confort chez eux, certains n’avaient pas d’eau courante et d’électricité, ils se rendaient à l’école et découvraient un monde meilleur que celui dans lequel ils vivaient.

Passer du dénuement total au confort des écoles était un facteur très motivant pour les écoliers de l’ère postindépendance dans notre pays, cela leur permettait de croire en leur futur, en un avenir meilleur. L’école d’antan donnait du rêve et c’est pour cela que l’on en parlait en tant qu’ascenseur social.

Nombreux sont les Tunisiens qui ont amélioré leur vécu et sont passés d’un standing à un autre grâce aux études. Aujourd’hui, nous vivons la situation à l’opposée. Les enfants ont tout le confort chez eux, ils vont à l’école mais il n’y a rien qui vaille. Les vitres des fenêtres sont cassées, les bâtiments délabrées, nos écoles sont déprimantes, l’atmosphère y est morose. Comment un enfant peut se projeter dans l’avenir dans de telles conditions? D’où notre volonté d’améliorer non seulement les infrastructures mais également d’œuvrer à faire de nos institutions scolaires des espaces où les écoliers peuvent s’épanouir et voir le monde autrement.

Comment pensez-vous pouvoir y parvenir?

Outre la rénovation et le réaménagement de nombre d’établissements, nous lançons à partir de cette année une expérience pilote visant entre autres à réinstaurer la sociabilité chez les enfants. Cette sociabilité que nous vivions tout jeunes lorsque nous partagions les mêmes repas dans les cantines scolaires. Nous allons par conséquent réaménager les heures consacrées aux études dans 60 écoles réparties sur l’ensemble du territoire de manière à ce que les élèves étudient pendant les matinées, mangent sur place et exercent des activités sportives ou culturelles les après-midis. Si l’expérience réussit, nous essayerons de la généraliser sur toutes les écoles de la République dans les prochaines années.

Il s’agit de doter les écoles des équipements sportifs, de cantines et de les pourvoir en instruments musicaux et en espaces d’études et de lecture.

Croyez-vous pouvoir pallier au plus vite aux besoins des écoles en instruments musicaux et autres équipements?

Nous avons créé au sein du ministère tout un organisme qui va s’occuper des activités parascolaires. A la rentrée, les écoles seront munies de tout le nécessaire pour leurs activités artistiques ou sportives, il y en a qui auront même des terrains gazonnés et nous procéderons à la remise en marche des clubs de musique, de littérature et de théâtre, des milliers d’instruments musicaux vont être acquis.

Ceci étant, il faut savoir que près de 70% de nos écoles manquent de terrains, d’espaces et de salles couvertes. Pourtant, dans d’autres pays, c’est dans les écoles que les élites se forment à condition de leur en donner les moyens. Nous sommes décidés à aller de l’avant pour que nos écoles recommencent à produire des élites.

En Tunisie, il y a l’école publique, privée et coranique. Cette dernière n’est apparemment pas sous votre tutelle mais plutôt sous celle du ministère des Affaires religieuses puisque créée par des associations religieuses. Comment pensez-vous réussir à mettre en place une école républicaine avec autant de contraintes?

Je suis ministre de l’Education nationale, pas ministre de l’Education nationale publique. Mon ministère préside aux destinées non pas des écoles publiques seulement -et qui sont majoritaires- mais également privées. Ceci étant, je n’ai rien contre les écoles privées, elles sont performantes surtout dans les premières années d’études. Mais qu’il s’agisse des unes ou des autres, elles doivent obéir aux normes instituées par l’Etat et suivre les cursus que nous mettons en place.

“Aujourd’hui, il y a beaucoup d’écoles dites coraniques qui sont dangereuses…“  

Le problème se pose au niveau des écoles coraniques, et là, c’est la pagaille. Je ne suis pas contre les associations qui dispensent un enseignement religieux à condition que ce soit contrôlé par l’Etat. Dans l’absolu, il faut que tout savoir prodigué à notre progéniture, de quelque nature qu’il est, soit supervisé et examiné par les autorités publiques. Le but est d’éviter les dérapages et faire en sorte que l’Etat soit le garant d’un enseignement correspondant à notre modèle sociétal, qui ne va pas à l’encontre des valeurs républicaines et qui reconnaît la civilisation et l’histoire de notre pays.

Aujourd’hui, il y a beaucoup d’écoles dites coraniques qui sont dangereuses, qui ont des codes vestimentaires et des codes de conduite antivaleurs tunisiennes, et il est grand temps d’y mettre de l’ordre.

Le ministère de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées fait un travail extraordinaire pour préserver notre enfance mais je pense personnellement que tous les établissements dispensant des études, aussi diversifiées soient-elles (religieuses, musicales ou scientifiques), doivent être soumis à un seul organisme pour qu’il n’y ait pas de cacophonie dans la prise de décision, que l’on ne trouve pas d’institutions qui n’obéissent pas à la loi et qu’il n’y ait pas un enseignement souterrain.

Un enseignement souterrain?

Oui il y a aujourd’hui un enseignement souterrain offert par des associations avec le soutien d’organisations internationales douteuses! Il faut y mettre fin!

Pour revenir à vos actions visant la restauration de centaines d’écoles et leur réhabilitation, avez-vous eu du répondant de la part de la société civile et du secteur privé?

Depuis au moins 20 ans, nous avons oublié que nous avons des écoles qui doivent être entretenues et équipées. Lors de mes visites sur terrain, j’ai été choqué par l’état de dégradation de certaines écoles. Il y a des établissements insalubres et même dangereux pour la vie des enfants. En comparant le budget alloué au ministère de l’Education avec celui des autres ministères, hormis les années 60, il n’y a jamais eu autant d’efforts déployés par l’Etat pour nous doter d’un budget substantiel.

Notre intervention en tant que pouvoirs publics a concerné 1.200 établissements, ce qui a exigé un montant de plus de 200 MDT. C’est très peu, il y a 4.000 institutions scolaires qui nécessitent des rénovations et des fois même des reconstructions; ce sont souvent des écoles construites par des bénévoles et qui n’obéissent pas aux normes d’usage en ce qui concerne les établissements scolaires.

Nous avons par conséquent lancé l’initiative du “Mois de l’école“ pour faire participer nos concitoyens à l’effort de l’Etat dans la restauration des écoles, et nous avons été agréablement surpris par l’engouement suscité par cette initiative et l’adhésion de la société civile, du secteur privé et de simples citoyens.

Actuellement, il y a plus de 1.200 écoles qui font l’objet d’opérations de rénovation initiées par nos compatriotes. Il y a des banques, des ONG, des entreprises qui interviennent et à tous les niveaux s’agissant des bâtiments ou encore des équipements et des commodités d’usage dans les écoles. Du coup, nous avons décidé d’étendre cette action sur toute l’année.

Un organisme indépendant au ministère gérera l’opération de remise en état des établissements scolaires et assurera le contrôle des fonds récoltés à cet effet.

Vous parlez d’infrastructures, mais il y a également une composante très importante dans la formation de têtes bien faites, c’est celle d’instituteurs et de cadres éducatifs bien imprégnés de leur rôle en tant qu’enseignants, dotés du niveau requis et impliqués réellement dans leur travail. Ces dernières années, ces qualités ne sont pas celles qu’on trouve le plus chez nombre d’instituteurs et de professeurs. Qu’allez-vous faire pour y parer?

Depuis près de 15 ans, nous avons adopté un mode d’enseignement artisanal: on fait un concours pour recruter des instituteurs et, souvent, ils sont recrutés dans les universités sans formation pédagogique préalable. Il faut retourner aux bonnes vieilles recettes, et c’est ce que nous allons faire.

Nous comptons reprendre la tradition des écoles normales supérieures. Nous sommes en concertation avec le ministère de l’Enseignement supérieur à ce propos. Désormais, nous recruterons de véritables enseignants qui auraient suivi des études s’étendant sur 3 ans au moins. Les décrets portant création des écoles en question devraient être annoncés incessamment, et cela se fera comme je l’ai déjà dit, en partenariat avec le ministère de l’Enseignement supérieur.

Nous allons également créer, à partir de la 9ème année, des filières de formation professionnelle en collaboration avec le ministère de l’Emploi, mais nous allons aussi renforcer le rôle des Instituts de formation des formateurs et remettre à l’ordre du jour les sessions de formation continue et de recyclage des enseignants. Un enseignant doit s’améliorer en continue et s’adapter à l’évolution de son environnement socioéconomique, il ne faut pas qu’il soit en rupture avec son environnement immédiat.

Le mode de recrutement des directeurs changera, il n’y aura plus de directeurs désignés après de courtes concertations, nous allons organiser des concours et donner des formations d’une année pour avoir de véritables directeurs dotés de toutes les qualités pédagogiques et de management.

On annonce une rentrée scolaire chaude, pensez-vous que cela sera le cas?

Je préfère annoncer une rentrée scolaire plus studieuse. Figurez-vous que le nombre de cours dispensés en Tunisie figure parmi les plus faibles au monde et je compte bien repositionner notre pays à ce niveau.

Comment comptez-vous y parvenir si les enseignants se plaignent du nombre d’heures de travail, de leur stress et de leur fatigue continuelle?

Nous allons y arriver avec les enseignants. Je suis ministre de l’Education nationale et je suis autant préoccupé par la situation des enseignants qui ne sont pas les mieux nantis dans notre pays que celle des élèves. Nous arriverons à équilibrer les intérêts des uns et des autres.

Je ne m’attends pas à une rentrée scolaire chaude. Les négociations entre le gouvernement et l’UGTT pour aplanir les difficultés sont très avancées. La rentrée se fera dans les meilleures conditions.

“… je pense notre corps enseignant assez patriote et responsable pour ne pas sacrifier les enfants de la Tunisie…“

Nous sommes un pays de droit et nous appelons tout le monde à respecter les lois. Les négociations sont la meilleure manière de dépasser tous les différends qui puissent exister.

Il faut reconnaître par ailleurs que nous ne pouvons exiger des enseignants d’être très performants avec des salaires assez approximatifs. Je défendrais leurs droits à améliorer leurs conditions de vie, mais toute défaillance d’où qu’elle vienne sera pénalisée. Ceux qui n’ont pas respecté la loi durant l’année scolaire passée ont été sanctionnés. Nous sommes dans la logique de l’Etat de droit. Cette logique veut que ceux qui transgressent les lois en subissent les conséquences et assument leurs responsabilités. Mais j’ai bon espoir, je pense notre corps enseignant assez patriote et responsable pour ne pas sacrifier les enfants de la Tunisie alors que nous pouvons résoudre tous les problèmes grâce à un dialogue constructif.