Ecoles numériques, cahiers tactiles, tablettes pour tout le monde, wifi gratuit en 2016, serait-ce chimérique ou bien ces projets exprimeraient les ambitions légitimes d’un ministre qui veut réellement projeter la Tunisie en plein cœur du 21ème siècle? Pour Noomane Fehri, son ministère est en train non seulement d’anticiper les attentes des futures générations mais d’injecter de l’argent dans l’économie tunisienne pour la faire vivre.
Entretien avec le ministre des Technologies de la communication et de l’Economie numérique.
WMC : Vous parlez d’économie numérique, à quoi cela doit-il nous renvoyer et quelle perception devrait en avoir le citoyen tunisien? Doit-il y croire ou seulement en rêver ?
Noomane Fehri : Il faudrait commencer par le constat suivant: s’engager dans l’économie numérique n’est pas un choix mais plutôt une question de vie ou de mort pour la Tunisie. Ceci, parce que tout simplement le monde est en train de changer à une grande vitesse. Dans les 5 ou 10 ans à venir, nos enfants qui sont aujourd’hui inscrits dans les écoles primaires seront en âge de travailler à l’échelle planétaire. Nous n’avons aucune idée sur les métiers qu’ils vont faire ni sur ce que seront ces métiers à ce moment précis ainsi que leurs profils.
Le monde va tellement changer que nous ne pouvons prévoir ce qui s’y passera dans 30, 40 ou 50 ans, mais nous pouvons prévoir l’infrastructure nécessaire pour que les gens s’adaptent rapidement à l’évolution de ce monde en usant des outils que nous mettrons à leur disposition.
En 2013, les secteurs public et privé ainsi que la société civile ont travaillé ensemble sur un plan baptisé “Tunisie digitale 2018“, qui illustre la vision et fixe des objectifs du ministère. J’ai repris ce plan et je l’ai complètement adopté parce qu’à un certain moment, il faut arrêter de revenir au point 0 à chaque fois qu’un nouveau ministre est nommé.
Nous avons décidé de passer à la vitesse supérieure, celle de l’exécution des programmes mis en place auparavant et à la traduction des études en actions concrètes sur le terrain.
Nos objectifs sont clairs. Nous avons mis en place un conseil stratégique de l’économie numérique. C’est un organisme paritaire qui regroupe, d’une part, le service public et de l’autre le service privé. Nous recevons également les demandes pressantes de la société civile qui tiennent à en faire partie et je pense que c’est une bonne chose.
Quelle est votre stratégie pour les cinq ans à venir et comment comptez-vous vous y prendre pour la concrétiser?
Nous avons déjà précisé que les objectifs doivent être déclinés sur la période 2016/2020. Le gouvernement a fixé des objectifs qu’il a présentés au secteur privé pour avoir son feedback.
Nos objectifs sont très clairs : il nous faut d’abord mettre en place l’infrastructure physique. Cela implique Internet à haut débit. Un haut débit réel pas comme celui d’usage aujourd’hui. A cause de la congestion des voies de l’information, l’Europe a muté vers une autoroute de l’information, c’est pour cela que nous envisageons le lancement de la 4G -déjà exploitée sur le continent européen- dans notre pays aujourd’hui.
Donc, il faut absolument rendre l’Internet haut débit accessible à toutes les familles tunisiennes. Comme nous avons pris la décision que toutes les familles tunisiennes devaient envoyer leurs enfants à l’école en 1957, nous avons pareillement décidé que tous les enfants et élèves tunisiens doivent profiter de l’Internet haut débit réel. C’est notre premier objectif en tant que gouvernement.
Le deuxième est que toutes les écoles, sans exception, deviennent numériques et ouvertes sur le monde. La troisième décision est que l’administration soit totalement dématérialisée. Ce qui implique que, dans 5 ans, il n’y aura plus aucun équipement dans l’administration à l’exception des instruments numériques.
J’ai beau vouloir vous croire, je ne vois pas comment l’on peut réaliser tout cela alors que certaines écoles sont délabrées et que le budget de l’Etat est mal en point. La faisabilité de tout cela?
Je vais expliquer point par point ces 3 objectifs et les décliner.
En ce qui concerne l’objectif n° 1 qui est l’infrastructure physique et qui est l’Internet haut débit, nous avons commencé par le lancement de la 4G. C’est dans quelques semaines que le projet démarrera pour que d’ici l’été prochain nous commencions à en cueillir les fruits. Aujourd’hui, les 3 compagnies de téléphonie sont prêtes à démarre leur 4G (Tunisie Télécom a fait des tests et est arrivé à 149 mégas/s; Ooredoo, 69 mégas/s; et Orange démarre aussi son aventure 4G.
Mon ambition est que l’année prochaine, au lieu d’acheter des jeux de guerres à l’occasion de l’aïd pour les enfants, les familles leur offrent des tablettes; je préfère qu’il achète des gadgets technologiques. Il est évident qu’il faut qu’ils soient abordables.
L’amélioration du débit du net ne s’est même pas amélioré après le lancement en 2014 du câble sous-marin Didon sensé améliorer la connectivité, qu’est-ce qui changera avec vous?
Il y a une étude qui a été faite avant moi sur le «Programme national haut débit». Elle sera affinée parce qu’elle ne concerne pas seulement la connectivité 4G, elle touche aussi à la partie physique qui concerne les opérateurs d’infrastructures. Est-ce qu’il nous faut un ou plusieurs? Aujourd’hui, Tunisie Télécom a le monopole de fait, mais pas celui légal. Maintenant, il revient aux autres compagnies d’achever le composant dégroupage. Nous nous sommes entendus avec le PDG de Tunisie Télécom pour l’application du dégroupage. Les autres compagnies exagèrent un peu car elles ne veulent pas acheter les lignes mais tout négocier. Ou alors c’est le problème de la coo-pétition (coopération et compétition) et de la coopération.
Les télécoms sont un domaine assez compliqué, d’ailleurs je suis assez familier avec ce problème, parce que dans le secteur du pétrole ou j’évoluais auparavant, nous souffrions du problème.
Nous n’avons pas encore abordé clairement la faisabilité de la démocratisation de l’usage du net…
Et après, il va falloir appréhender de nouvelles approches pour ce qui est de l’usage de la 4G. Comment pourrions-nous faire en sorte qu’aussi bien les abonnements que les tablettes soient abordables? Il y aura de l’ADSL pour ceux qui peuvent l’acheter mais nous pensons sérieusement à faire de l’ADSL social. Nous pourrions éventuellement subventionner les familles nécessiteuses -nous préparons le plan d’action et cela sera annoncé dans les jours qui viennent.
Il faut toutefois avoir à l’esprit que le plan est quinquennal mais là, je vous parle tout juste du 1er axe. Comment permettre à 2 millions de familles tunisiennes d’accéder à l’Internet haut débit? Notre engagement est pour l’égalité des chances, et l’égalité des chances est de permettre à tout un chacun d’en profiter et de savoir l’utiliser parce que c’est l’autoroute de la liberté, de l’information et même le moyen le plus efficace de monter des start-ups. L’Internet est la porte du monde.
Le deuxième axe, en poursuivant dans la logique de «porte du monde», est qu’aujourd’hui dans les pays développés, l’enseignement a évolué, il est complètement différent. Auparavant, l’élève allait à l’école, prenait ses cours et rentrait chez lui pour les préparer et faire ses devoirs. Dans les pays développés et les pays numérisés, ce concept n’est, de nos jours, plus valable. C’est l’élève qui, à travers l’Internet, reçoit le cours chez lui, le contenu pédagogique mis à sa disposition, l’assimile et ensuite, il va à l’école faire ses exercices. C’est là où il aura besoin des enseignants pour lui expliquer les concepts et l’aider à les comprendre.
Nous n’avons pas besoin de professeurs pour dicter des cours à des élèves et les reprendre ensuite dans les examens, nous en avons besoin pour accompagner les élèves, les aider à tout absorber et s’accoutumer à la maîtrise du savoir. Ce n’est pas simple d’adopter cette orientation à 5 composantes.
La première: toutes les écoles doivent être couvertes par de l’Internet à haut débit; la seconde, il faut que les familles et les élèves aient à leur disposition les tablettes haut débit; la troisième, le contenu pédagogique doit être numérisé, qu’il s’agisse de dessins animés, de vidéos, de livres avec la réalité augmentée; quatrièmement, il faut que le corps enseignant soit formé, et cinquièmement, et qui est la chose la plus importante, c’est la gestion du changement.
Quelle approche adopter pour motiver et inciter les enseignants à opter pour ce nouveau mode d’enseignement? Ce n’est pas simple.
Tout cela est très beau mais avec quels moyens?
Aujourd’hui, sur les 6 mille établissements scolaires existants sur tout le territoire national, 4 mille sont équipés d’Internet. D’ici l’année prochaine, ils en seront tous équipés, cela semble irréaliste mais je vous assure, c’est réalisable.
Il faudrait résoudre la partie technique de la connexion: comment se connecter, comment gérer la connexion dans une école, résoudre les problèmes qui peuvent se poser, éviter le mauvais usage du net, etc.
Le directeur de l’école n’est pas forcément formé ou capable de gérer tout ce qu’engendre l’implantation du numérique dans son établissement. Il faut par conséquent envisager la mise en place d’un écosystème permettant la mise en place d’équipes pour gérer cette partie-là, des équipes qui s’assurent qu’il n’y a pas de virus, que tout marche parfaitement et est protégé.
Nous assurons, pour notre part, un contrôle à l’échelle centrale des lignes Internet dans les établissements. Et j’en profite pour appeler les parents à faire le nécessaire pour bien protéger leurs enfants des abus sur Internet. Ils peuvent acquérir tout ce qu’il faut comme solutions pour protéger leur connexion gratuitement de chez leurs fournisseurs.
Et c’est votre département qui a la charge de tout assurer?
Bien sûr que non. Ce projet n’est pas porté seulement par le ministère de l’Economie numérique mais aussi et surtout par celui de l’Education nationale. Puis, il y a les ministères de l’Emploi, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et pourquoi pas les privés s’ils arrivent à transcender les besoins actuels en matière de contrats, d’emplois et de procédures. Nous commençons à avoir une stratégie claire.
Et pour ce qui est de la dématérialisation de l’administration?
J’y viens, c’est notre 3ème objectif. Une administration sans papier. Ce troisième objectif n’est pas porté seulement par nous mais aussi par le Premier ministère et le secrétariat général du gouvernement. C’est un projet co-owned, et là aussi, ce n’est pas simple. Il faut harmoniser les process et se doter d’équipements informatiques nécessaires en hard et en soft.
Il s’agit du business process management. Comment on gère les process et la gestion du changement? Nous avons commencé aujourd’hui par la gestion électronique du courrier. Nous avons sorti un appel d’offres, qui sera bientôt conclu, et mon ministère ainsi que le Premier ministère figureront parmi les sites pilotes en matière de gestion électronique du courrier, bien sûr pas partout mais sur des filières bien déterminées.
Maintenant qu’est-ce qui a été fait pour concrétiser ce programme ambitieux? Eh bien, nous allons lancer 6 sous-projets pour la partie e-government. Nous avons finalisé l’étude reliant l’identifiant unique du citoyen. La seule entrave est de se mettre d’accord sur la structure qui sera ce qu’on appelle en anglais «the ownership», c’est-à-dire celle qui va tout centraliser.
Il faudrait recouper les données personnelles avec le ministère de l’Intérieur (passeport et carte d’identité mais aussi la partie état civil.
L’identifiant unique veut dire que depuis que l’on naît jusqu’à la mort, nous avons un seul identifiant, celui de la carte d’identité, de sécurité sociale, de la carte d’étudiant, etc.
Avez-vous recouru à l’expertise étrangère en la matière?
Effectivement, nous avons lancé un partenariat avec l’Estonie, sur les modèles d’interopérabilité. Ce sont les modèles qui font que chaque administration a sa propre base de données, mais que ce sont des bases interchangeables et interconnectables. Cela veut dire qu’il ne faut pas qu’il y ait un seul établissement détenant toutes les informations mais que plutôt chaque administration a sa propre base de données.
«J’ai l’intention de transformer le CNI… en une agence d’interopérabilité gouvernementale»
Qu’il s’agisse du privé ou du public, les systèmes deviennent interchangeables et interconnectables. J’ai l’intention de transformer le CNI (Centre national d’informatique, ndlr), à la tête duquel un jeune vient d’être nommé comme c’est le cas de la Poste et de Tunisie Télécom, en une agence d’interopérabilité gouvernementale. Pour qu’il y ait une agence qui s’assure que tout ce qui est en train de se faire partout est efficient et correct, et même le public a droit à avoir accès à ces données quand il en a besoin. C’est ce qui s’appelle transparence et réactivité.
Le troisième projet en cours est une étude sur six mois pour voir comment nous allons structurer toutes ces agences gouvernementale. L’Etat a des centres un peu partout. Allons-nous les regrouper tous en un seul? Ce n’est pas la meilleure des idées. Comment allons-nous procéder sur le plan organisationnel? Ce modèle sera mis en place d’ici la fin de l’année. Nous avons démarré la gestion électronique du courrier et l’étude de la classification des données.
Il y a des données personnelles, secrètes, d’autres moins secrètes et il y en a qui ne le sont pas du tout.
«Si je compte le projet de la CNAM, sur le marché il y a plus que 100 millions de dinars d’appel d’offres»
Il y a aussi les données géographiques qui sont gérées par le ministère de la Défense nationale, et ces données sont nécessaires aux opérateurs économiques. Nous avons un accord de principe avec le ministre de la Défense nationale à ce propos et bien entendu, avec le Centre national de télédétection avec lequel nous faisons des réunions.
Dans six mois, nous conclurons avec eux un contrat qui nous permettra l’accès à ces données.
Vous voyez, il y a de l’ébullition mais pas de gesticulation. Il y a des appels d’offres derrière, nous en avons rendu publics plus que 20. Si je compte le projet de la CNAM, sur le marché il y a plus que 100 millions de dinars d’appel d’offres. Entre 70 et 100 millions de dinars comprenant l’appel d’offres de la CNAM, le Réseau national d’infrastructure, le ministère de l’Intérieur, etc., nous sommes en train d’injecter de l’argent dans l’économie tunisienne pour la faire vivre.
Comment? Vous comptez sur les start-ups pour la dynamiser?
C’est ce que nous visons. Mais il faut nous assurer qu’il y a des start-ups suffisamment développées et des jeunes opérateurs qui connaissent les circuits, qui savent comment gagner les appels d’offres et gérer les projets. Nous finissons toujours par avoir une dizaine qui gagne. C’est bien, cette dizaine servira de locomotive.
Pour encourager ces jeunes entrepreneurs, nous avons signé une convention avec la BTS (Banque tunisienne de solidarité, ndlr) pour un fonds de 10 millions de dinars destiné à l’entreprenariat dans l’économie numérique. C’est la BTS qui les donne, et c’est important. Parce que c’est une banque qui n’est pas familiarisée avec les projets dans l’économie numérique et ne possède pas l’expertise nécessaire. Les dirigeants de la BTS sont venus nous voir pour nous dire que des jeunes leur soumettent ce genre de projets qu’ils ne peuvent pas évaluer et donc ils les rejettent systématiquement.
Nous avons donc décidé de former une équipe conjointe pour monter ce genre de projet et accompagner les jeunes promoteurs. Si un jeune veut lancer une boîte d’Internet des objets, pour un coût de 150 mille dinars, ce n’est pas le rayon de la BTS. Ils nous confient l’évaluation du projet et nous jugeons s’il est porteur et innovateur ou non.
Nous devons nous investir plus dans l’entrepreneuriat numérique, nous le ferons. Nous avons déjà commencé, nous ne sommes pas trop avancés mais nous ne pouvons pas faire tout à la fois, moi je suis là pour mettre les grandes lignes et définir les objectifs, et après on va les traiter un à un.