La bipolarisation de la vie politique, c’est-à-dire le partage du paysage politique entre deux grandes formations appelées à gouverner successivement ou ensemble, tant décriée, vilipendée, considérée comme une nouvelle forme de dictature, est-elle en train de prendre racine en Tunisie où la démocratie est pourtant de fraîche date?
Deux grands mouvements, Nidaa Tounès -de coloration essentiellement destourienne- et Ennahdha -dont les racines islamistes ne font pas de doute- sont ces deux formations qui, pour de longues années encore, occuperont le devant de la scène politique. L’émergence parmi ces deux familles ou entre elles de personnes revendiquant pour ces deux formations de racines communes est-elle si extravagante qu’elle n’en a l’air de prime abord?
Qui aurait cru, en effet, qu’un jour les islamistes d’Ennahdha et les destouriens de Nidaa Tounès affirmeront, de concert et sans tomber dans le ridicule, qu’ils descendent d’un ancêtre commun? Ce n’est certainement pas Abdelaziz Thaalbi, fondateur du parti Destour en 1920, qui renierait cette descendance quand bien même se poserait la question de celui qui est légitime et celui qui ne l’est pas. Habib Bourguiba, fondateur du Néo-Destour, lui, a réglé l’affaire quand il a répondu par sa fameuse boutade lorsqu’on lui a demandé ce qui le sépare des islamistes en disant: «quatorze siècles!».
La revendication de cette filiation par les deux grandes familles politiques est-elle aussi si saugrenue? Certainement, si on suit le cheminement des deux partis. Mais elle n’est pas fortuite. Car il y a au sein de ces deux courants politiques la conscience qu’eux et eux seuls peuvent prétendre à un enracinement réel auprès des élites comme au sein de la population.
Il faut d’ailleurs reconnaître que la société tunisienne est d’une extrême stabilité politique. Seules les familles issues du Destour, d’une part, et de l’Islam politique, d’autre part, ont pu prétendre à un réel poids politique. Ni la gauche communiste, ni le socialisme, ni la social-démocratie n’ont pu attirer l’électorat, hier comme aujourd’hui, et probablement demain. Une constante politique qui fait de la Tunisie un pays plutôt conservateur, enraciné dans un islam de juste milieu, libéral dans ses choix économiques.
Ennahdha et Nidaa Tounès, deux partis non idéologiques?
Pour ces deux formations, d’ailleurs, la politique ne signifie pas idéologie, mais plutôt pragmatisme, c’est-à-dire évolution et adaptation continue aux impératifs du moment présent. Quitte à paraître versatile et changeant de politique comme de veste.
Si pour les destouriens la revendication de la filiation ne pose pas de problème, car le Destour de Thaalbi est bien l’ancêtre du Néo-Destour de Habib Bourguiba, comme le RCD de Ben Ali se veut l’héritier du Parti socialiste destourien –PSD, le nom de la même formation politique à partir de 1964-, la revendication d’Ennahdha est-elle si éloignée de la réalité comme on veut le faire croire? Certes, il faut la nuancer et la mettre en perspective, mais elle n’est pas si saugrenue.
Revenons à Thaalbi, un vénéré cheikh de la Zitouna qui fut le fondateur du parti constitutionnel libéral tunisien en mars 1920. Un cheikh certes, mais qui fut aussi un parfait bilingue puisqu’il avait écrit son fameux pamphlet «la Tunisie martyre» dans la langue de Molière.
Du reste, il n’était pas le seul fondateur de ce parti qui était aussi en droite ligne du mouvement des jeunes tunisiens de Mohamed et Ali Bach Hamba, et s’inscrit d’emblée dans le mouvement de Réforme tunisien dont la figure de proue est Khair-Eddine Pacha.
Et le parti de Bourguiba s’adapta au “Changement“ de Ben Ali
Les fondateurs du Parti Destour n’étaient pas tous issus de la Grande mosquée ou ayant fait des études traditionnelles. L’idée est tenace car l’historiographie officielle voulait faire des premiers destouriens, devenus ensuite les «Archéos», les tenants de la tradition alors qu’il n’en était rien. Dans l’équipe fondatrice on trouve Salah Farhat, avocat ayant fait ses études de droit à la Sorbonne comme du reste Ahmed Essafi. Il y avait aussi des zitouniens comme Mohieddine Klibi ou Ahmed Tawfik Madani (un Algérien devenu ministre des Wakfs après l’indépendance de son pays).
Les modernistes comme les traditionnalistes étaient presqu’à égalité. D’ailleurs, quand Bourguiba entre avec le groupe de l’Action tunisienne dans la commission exécutive du Destour en 1933, il n’était pas en terrain inconnu. Loin de là.
Le Destour comme le Néo-Destour dont il est issu peuvent être qualifiés de tout sauf d’être des partis idéologiques. Même s’ils ont divergé sur les moyens de lutte pour l’indépendance, ils n’ont jamais caché qu’ils sont des partis pragmatiques ayant tous les deux une capacité d’adaptation aux exigences du moment sans déroger aux principes pour lesquels ils ont été fondés.
Du reste, cela s’est aussi confirmé en 1964 quand le parti a pris la dénomination de Parti socialiste destourien (PSD). Le socialisme que le parti s’est choisi n’avait rien à voir avec l’idéologie en cours à l’époque puisqu’il était favorable à la coexistence des trois secteurs, public, privé et coopératif. D’ailleurs, il ne s’était pas privé de mettre un terme à la politique de coopérativisation à outrance quand son leader a vu qu’elle menait au mur et changer les choix de 180 degrés en prônant le libéralisme économique pendant les années 70.
Après 1987, alors qu’on lui conseillait de fonder son «parti présidentiel», Ben Ali n’avait pas cédé à la tentation car il avait été convaincu que le parti de Bourguiba pouvait s’adapter au «changement» qu’il voulait lui imprimer en le mettant à la sauce «démocratique» devenue à la mode à l’époque, pour en faire l’instrument de son pouvoir. Il en a été ainsi pendant les 23 ans de son règne.
Nidaa Tounès, ou le pragmatisme de BCE
Dissous au lendemain de la révolution en vertu d’une décision de justice, la mouvance destourienne n’a pas tardé à renaître de ses cendres tel le phénix. Une multiplicité de partis a revendiqué l’héritage destourien, mais leurs leaders n’ont pas eu la main heureuse car ils n’ont pas su adapter leurs formations aux impératifs de la nouvelle donne dans le pays. Seul Béji Caïd Essebsi, en vieux routier de la politique et disciple de Bourguiba, a su mettre son mouvement en adéquation avec les exigences du moment. Honni le RCD, exit l’appellation destourien. Les destouriens, eux, sont les bienvenus à titre individuel, a-t-il prôné. Il reconnaît un important affluent destourien au sein de son nouveau parti, Nidaa Tounès. C’est tout.
En se posant comme l’adversaire de l’Islam politique, il a su faire de son parti un outil de conquête du pouvoir. Mais lorsqu’il a fallu gouverner, il n’avait pas d’autre choix que la «cohabitation» avec les islamistes. Encore le pragmatisme et l’adaptation aux exigences de l’étape.
Ennahdha se “tunisifiera“-t-elle ?
Pour les islamistes d’Ennahdha, c’est une autre histoire. Personne ne peut nier la filiation originelle de la «Jamaa islamia» devenue le «Mouvement de tendance islamique» (MTI) avant de prendre le nom d’Ennahdha avec les «Frères musulmans» de Hassan El-Banna.
Alors pourquoi se chercher un patriarche commun avec les destouriens? C’est sans doute parce que cet ancêtre se trouve être un cheikh de la Zitouna, ce qui rendait les choses crédibles.
En plus, les islamistes comme les destouriens n’ont pas d’idéologie sculptée dans le roc. L’Islam politique ne veut pas être assimilé à une idéologie, il se veut comme le vecteur de l’identité. Une question réglée, assène son chef, en faisant référence à la Constitution de la seconde République, quand bien même l’article premier de celle-ci est la copie conforme de celui inscrit dans la précédente. Mais cela ne pose pas de problème. Pragmatique, le parti veut l’être, cela ne fait pas de doute. En prônant le consensus après avoir été un parti sectaire, il entend le devenir, même si cela n’est pas gagné d’avance. Un parti qui s’adapte aux réalités du moment. C’est aussi sa revendication, même si cela tarde à se concrétiser.
Le salut du parti viendra lorsqu’il aura été totalement «tunisifié». C’est le crédo répété par un adversaire devenu un allié, Béji Caïd Essebsi. Rached Ghannouchi, en vieux routier de la politique, lui aussi en est convaincu.
Cette revendication de paternité vient à un moment précis où le parti veut séparer le volet religieux (da’aoui) du volet politique. Le prochain congrès du parti, fixé préalablement à fin 2014 puis reporté d’une année suite à une consultation de ses adhérents, devra trancher cette question déterminante, s’il en est.
Les débats ne sont pas achevés entre les tenants de la ligne dure (pas de séparation) et celle de la ligne modérée (favorable à la séparation). Les premiers craignent pour l’identité de leur parti qui deviendrait un parmi tant d’autres. Ils ne cachent pas que, ce faisant, Ennahdha deviendra un parti laïc. Rien que ça les met en boule. C’est, pour eux, une suprême insulte.
Les autres ne les entendent pas de cette oreille. Pour eux, cette crainte est injustifiée du moment qu’il s’agit d’un grand parti dont les racines sont anciennes. Bien implantées dans la terre tunisienne. L’appel fait à Abdelaziz Thaalbi de venir à leur secours, c’est revendiquer une histoire qui est presque centenaire. Rien de moins. Mais le débat n’est pas clos pour autant. Le congrès du parti n’aura pas lieu avant 2016. D’ici là, les tenants de cette ligne doivent travailler dur pour rassembler sous leur bannière une majorité confortable.
Pour construire la démocratie, il faut d’abord créer les conditions de la laïcité parmi la classe politique. Si Ennahdha (ou ce qui en tient lieu puisque le parti islamiste sera tenté de changer de dénomination) adhère à cette idée, la Tunisie aura gagné. Elle deviendra alors l’exemple à suivre, le modèle en terre arabo-musulmane. Alors Thaalbi, ancêtre commun aux destouriens et aux islamistes, ce n’est vraiment pas une blague!?