Tunisie – Economie : Peaux de moutons, une matière première précieuse mais peu valorisée

Par : TAP

peau-mouton-potentiel.jpg

Les Tunisiens sacrifient, chaque année, près d’un million de moutons, soit un million de peaux qui devraient normalement être exploitées dans l’industrie du cuir ou dans d’autres activités artisanales écologiques, au lieu d’être une source de pollution après leur rejet dans la nature ou dans les décharges anarchiques et contrôlées.

Alors que des Tunisiens se débarrassent de ces peaux, qui sont devenues pour de nombreuses familles un “déchet encombrant” et pour d’autres, leur traitement est “une corvée”, certaines entreprises spécialisées dans le linge de maison et l’ameublement, comme Ikea, continuent de vendre ces peaux et les affichent sur leurs sites web, à partir de 39 euros la pièce.

“Dans le passé, cette peau était traitée avec doigté et patience, par les femmes au foyer qui, chaque fête de l’Aid El Kébir, récupèrent les peaux des moutons du sacrifice pour les laver, les sécher et les tanner et en fin en servir de jetés pendant l’hiver”, se souvient Hajja Khedija, une originaire de Jerissa de la région du Kef.

Beaucoup d’autres Tunisiens en retirait le cuir pour la fabrication d’instruments de percussion (bendir), de contenants pour battre le lait, appelés “chekwa” ou pour conserver l’eau froide, se rappelle de son coté l’oncle Mohamed Nakhli.

Malheureusement, les temps changent! De plus en plus de familles tunisiennes aussi bien dans le milieu urbain que dans le milieu rural jettent, à chaque fête de l’Aid El Kébir, des milliers de peau de moutons dégoulinant de sang dans des décharges anarchiques, causant des pollutions de tous genres et empestant l’air de mauvaises odeurs.

La peau de mouton, quelle malédiction?

En dépit des multiples usages de cette peau, les Tunisiens n’ont plus le temps ni le désir et encore moins le savoir- faire de leurs ancêtres, pour traiter ce produit, estime encore Hajja Khedija.

“On trouve tout sur les étalages, donc pourquoi se fatiguer à produire soi-même, son linge de maison?”, s’interroge-t-elle.

L’historien Abdessatar Ammamou évoque, de son côté, l’importance accordée à la laine et à la peau de mouton dans la mémoire populaire et pour le Tunisien en Général.

“La laine avait un caractère sacrée dans le passé”, se souvient l’historien notant que “la femme ne traitait jamais la laine comme une ordure”.

“Les Tunisoises lavaient et traitaient les peaux avec le sel juste après le sacrifice”, raconte Ammamou. “Elles les laissaient pour Achoura (commémoration de l’assassinat des petits-fils du prophète) qui intervient après un mois de l’Aid El Kébir. A ce moment là, elles les reprenaient pour les laver et les tanner avec la chaux puis les taillaient en vue de les utiliser en tant que jetés”, a-t-il dit.

Les peaux de moutons, à l’excellent pouvoir thermorégulateur, servent toujours à garder au chaud en hiver aux foyers des gens modestes, et pour certains demeures de luxe elles sont utilisées comme décor.

“Dans la région du Sahel, pour préparer le trousseau de sa fille, la mère de la mariée continue, de nos jours, de demander à toutes ces cousines et tantes de lui préserver les peaux des moutons sacrifiés pendant l’Aid, pour les utiliser dans la préparation des oreillers et d’un matelas en laine, considéré comme étant la pièce maîtresse de ce trousseau”, raconte Amira, jeune femme de 30 ans.

En effet, selon des rapports de certains pays arabes et musulmans, la peau d’un seul mouton sert à fabriquer entre deux et trois chaussures ou entre un et deux sacs, selon la taille.

En Tunisie, aucune loi n’oblige à abattre les moutons du sacrifice dans les abattoirs agréés ou dans d’autres espaces réservés à l’abattage. Ceci est à l’origine de la perte de milliers de peaux brutes, écorchées de manières non conformes aux normes et qui auraient pu être réutilisées dans l’industrie du cuir.

L’état et la qualité des peaux sont aussi les causes de perte de plusieurs marchés à l’exportation, d’après le vice-président de la Chambre syndicale des collecteurs de peaux brutes, Amor Jdaya.

Le responsable a précisé, dans une déclaration à l’agence TAP, que la Tunisie exportait auparavant les peaux de mouton vers l’Asie, qui était le premier client du pays en ce qui concerne le cuir semi-fini.

Aujourd’hui, les pays asiatiques n’importent plus de la Tunisie des peaux prêts à être transformées en produits finis en cuir (chaussures, sacs, ceintures….), car elles répondent de moins en moins à leurs exigences.

Malgré cela, les peaux de mouton peuvent être utilisées par les artisans tunisiens pour la fabrication de plusieurs produits et accessoires, dont les sacs en cuir, les instruments de percussion tels que la “Darbouka” et le “Bendir”.

D’ailleurs, l’activité de collecte des peaux de moutons durant la fête de l’Aïd attirent davantage de candidats.

Selon Jdaya, 69 autorisations ont été accordées par le Centre technique du cuir et de la chaussure à des collecteurs cette année. Beaucoup de gens se lancent, néanmoins, dans la collecte des peaux sans avoir d’autorisations. Ceux-ci sont qualifiés “d’intrus” par le responsable et les intervenants des circuits formels.

A cet effet, la chambre syndicale des collecteurs de peaux brutes a suggéré de former ceux qui veulent exercer le métier de collecteur pour mieux organiser la filière, d’après Jdaya.

En ce qui concerne la valorisation des peaux de moutons du sacrifice, il a proposé d’organiser une campagne de sensibilisation auprès des citoyens pour les inciter à abattre leurs moutons de sacrifice dans les abattoirs agréés et à donner aux collecteurs les peaux brutes sans aucune contrepartie.

Il a affirmé que la chambre syndicale des collecteurs de peaux brutes est disposée à prendre en charge le coût de cette campagne qui va permettre, en cas de réussite, de valoriser 90% des peaux des moutons et de protéger, par conséquent, l’environnement.

Un secteur menacé par la contrebande

Le président de la Fédération nationale du cuir et de la chaussure (UTICA), Younes Bettahar, a fait valoir que la recrudescence du phénomène de la contrebande provoque “la disparition progressive” du secteur du cuir et de la chaussure.

Il a imputé l’aggravation du phénomène et l’accroissement des activités de commerce parallèle au manque de contrôle, à la propagation de la corruption et même à l’apparition de réseaux de blanchiment d’argent.

“Concurrencées par les contrebandiers, plusieurs entreprises du secteur du cuir et de la chaussure ont jeté l’éponge et peut être, demain, elles se trouveront contraintes de fermer”, a-t-il regretté.

D’après lui, la loi tunisienne stipule l’exportation des produits finis et interdit l’exportation des produits semi-finis dans le secteur du cuir et de la chaussure. Les commerces de contrebande exportent, pourtant, des produits semi-fini comme étant des produits finis.

L’Etat doit réagir pour réorganiser les activités du secteur, contrôler les contrevenants et lutter contre la contrebande et l’installation anarchique des commerçants, lesquels menacent le devenir du secteur du cuir et de la chaussure. IL doit aussi investir dans cette activité que nul ne doute qu’elle peut rapporter de la devise au lieu d’être source de pollution.

Les chiffres clés du secteur du cuir et de la chaussure

Le secteur du cuir et de la chaussure en Tunisie emploie environ 35.000 personnes (employés et cadres) et compte 234 entreprises actives dans le domaine du cuir.

Les exportations du secteur du cuir et chaussures s’élèvent annuellement à 1 milliard de dinars, alors que la production des chaussures destinées à l’exportation est de 24 millions paires de contre 24 à 25 millions de paires destinées au marché local.

Le secteur du cuir compte 178 industriels spécialisés dans ce domaine et environ 20 tanneries.

Le nombre d’artisans opérant dans les activités du cuir est passé de 12.000 avant la révolution à seulement 2.000 actuellement.

Le chiffre d’affaires du secteur du cuir a atteint, au cours des 8 premiers mois de 2015, 1,6 milliard de dinars, selon le le vice-président de la Chambre syndicale des collecteurs des peaux brutes.