«L’existence d’un marché libre n’élimine évidemment pas le besoin de gouvernement. Au contraire, le gouvernement est essentiel, à la fois comme forum pour déterminer les “règles du jeu“ et comme arbitre pour interpréter et faire respecter les règles qui ont été adoptées», affirme Milton Friedman, considéré comme l’un des économistes les plus influents du XXᵉ siècle. Ferid Ben Tanfous, PDG de l’ATB (Arab Tunisian Bank), en serait-il un fervent admirateur?
En tous les cas, il défend le principe de la libre initiative, considérant que c’est le seul moyen de secouer une Administration qui se complaît dans l’inertie et de responsabiliser tous les opérateurs économiques actifs aussi bien dans le formel que dans l’économie parallèle.
Entretien avec un banquier qui n’établit pas que des diagnostics et soulève des problèmes, mais qui propose aussi des solutions conditionnées toutefois par des qualités pas courantes de nos jours: audace et courage.
Entretien
WMC : Pour la première fois, la BCT ne publie pas l’état des indicateurs économiques dans notre pays du mois de septembre. Comment expliquez-vous cette déficience?
Férid Ben Tanfous : Nous n’avons pas de problèmes concernant la disponibilité des indicateurs, l’INS a publié les chiffres et nous en avons en notre possession tous les indicateurs qui servent à la conduite de la politique monétaire. Peut-être que certains indicateurs globaux auxquels nous a habitués la BCT manquent au tableau cette fois-ci, mais ce n’est pas inquiétant.
La situation est connue par tout le monde et les indicateurs n’ont pas beaucoup évolué depuis l’attentat de Sousse, donc les informations ne sont pas inexistantes.
Le contexte économique est connu, le diagnostic est fait: une situation difficile et qui a été aggravée par le recul du secteur touristique qui touche une large frange de notre société et presque tous les autres secteurs.
: “Le contexte économique est connu, le diagnostic est fait: une situation difficile, aggravée par le recul du secteur touristique“
Il ne s’agit plus d’établir un diagnostic mais d’identifier la thérapie nécessaire pour une sortie de crise le plus rapidement possible. Pour ce, il faut oser prendre des décisions fermes et courageuses.
Quelles seraient, d’après vous, ces décisions?
Sur le plan de l’ajustement structurel, toutes les mesures ont été, à mon sens, prises, ce qui est encore plus important, c’est l’adhésion des opérateurs à ces mesures. Il ne sert à rien de s’engager sur un chemin lorsque vous n’êtes pas suivi par les concernés qui ne se sentent pas impliqués. Qu’il s’agisse d’opérateurs privés ou publics, il n’y a pas cette cohésion ou cette adhérence qui doivent prévaloir dans un pays en crise, et il revient aux pouvoirs publics de présenter aux acteurs économiques les arguments et les raisonnements convaincants afin de les intégrer dans le processus de relance économique. Il faut arriver à regagner la confiance de ces opérateurs.
Quels sont, d’après vous, les arguments qu’on peut avancer pour convaincre les opérateurs de la nécessité d’investir sachant que l’investissement est la seule bouée de sauvetage pour notre pays dans un contexte social assez tendu?
Inspirer la confiance revient à dire convaincre aussi bien la centrale ouvrière que patronale de la justesse et de la pertinence des mesures gouvernementales pour sortir le pays de l’ornière dans laquelle il se débat. Ce n’est pas palpable ou scientifique. Nous avons besoin de ces deux composantes importantes pour réussir le pari de remettre le pays sur pieds qui a besoin du capital et de la main-d’œuvre. L’un a besoin de l’autre et il faut que les deux principaux protagonistes de la dynamique économique dans notre pays en soient conscients.
Pour ce faire, il faut tenir un langage et un discours équilibré et redonner confiance aux uns et aux autres et réussir une trêve de deux à trois ans pour permettre au pays de se remettre de ses blessures et du marasme dans lequel il ne cesse de se débattre. Mais j’insiste de nouveau: il faut des mesures audacieuses.
Des mesures qui doivent s’adresser à qui, d’après vous?
Quel est aujourd’hui le grand handicap du développement économique en Tunisie? C’est l’Administration, une Administration atteinte du “Syndrome de l’Inertie aiguë“; il faut la bousculer, la secouer et même la forcer à être plus productive et plus réactive.
Il est quand même aberrant qu’à ce jour, dans notre pays, l’Administration ait pour principe de tout soumettre à autorisation sauf exception. On prétend qu’il n’y a plus d’autorisations mais des cahiers de charge, eh bien dans ces cahiers de charges, vous trouvez des petites clauses lesquelles exigent elles-mêmes des autorisations. Ce qui rend les choses encore plus compliquées pour les investisseurs qui partent confiants pour être atteints ensuite du “Syndrome de la déception aiguë“.
“Il est quand même aberrant que notre Administration ait pour principe de tout soumettre à autorisation sauf exception“
Pourquoi feu Hédi Nouira avait réussi le défi de sauver le pays fraîchement sorti du collectivisme entre 1970 et 1972? Il a osé s’attaquer à l’Administration et à la remuer. Il a remis à l’ère du temps l’Administration fiscale en établissant le régime offshore, il a bousculé la BCT en créant virtuellement le régime du résident et du non résident, il a forcé les services douaniers à s’adapter aux nouvelles donnes économiques.
“Hédi Nouira a remis à l’ère du temps l’Administration fiscale en établissant le régime offshore, il a bousculé la BCT…“
Hédi Nouira a renoué avec un libéralisme à visage humain après une expérience collectiviste malheureuse, il a renforcé les mesures visant à encourager le secteur privé, les sociétés exportatrices et l’épargne, et a injecté un nouveau souffle au programme du développement rural.
Avant le 14 janvier 2011, l’Administration souffrait de lourdeurs de toutes sortes, aujourd’hui, c’est pire, parce que personne n’ose prendre des décisions. Il faut que la libre initiative devienne la règle, et s’il y a des dérapages, il faut apprendre à les contrôler et à les gérer. Il faut sacrer les principes de la libre initiative, le droit et la valeur travail par les textes et dans les esprits.
Alors que l’on peut s’adonner à certaines activités sans autorisations préalables et en toute liberté, certains porteurs de projets et opérateurs pensent encore qu’elles sont soumises à agréments. Le problème est culturel, nous avons été formatés ainsi. Nous nous attendons toujours à passer par un parcours blindé de paperasses avant de réaliser nos projets!
Il faut presque une révision constitutionnelle pour sacrer la libre initiative. Parce que l’Administration a tout intérêt à garder le système d’autorisation préalable, c’est plus facile de bloquer que de faciliter, ça donne du pouvoir et cela exige surtout du temps justifié par toutes les formalités et procédures existantes. Par contre, s’il n’y a pas d’autorisation, il faut faire l’effort et s’ingénier à découvrir la faille. Le contrôle a posteriori, nous le savons, est le plus difficile.
“Aujourd’hui la BCT injecte tous les jours 6,2 milliards de dinars dans le circuit financier qui ne sont pas tous récupérables“
Ceci d’une part. D’autre part, il y a le marché parallèle. Nous souffrons en tant que banquiers du marché des finances parallèles. Aujourd’hui la BCT injecte tous les jours 6,2 milliards de dinars dans le circuit financier qui ne sont pas tous récupérables alors que nous étions à 620 ou 700 millions de dinars avant le 14 janvier.
Quelles sont, d’après vous, les pistes à suivre pour solutionner ces problèmes?
Il y a deux manières de voir les choses : ou bien le marché formel réglementé et légal va vers le parallèle ou bien -et c’est bien entendu le plus logique- ramener le marché informel vers celui formel. Et cela ne peut pas se faire par des mesures coercitives ou sécuritaires. Il faut une panoplie de mesures légales acceptables pour y arriver.
Slim Chaker en a intégré certaines dans le projet du nouveau code des finances, il faudrait en envisager d’autres et peut-être même rééditer de nouveaux billets pour acculer les contrebandiers ou les opérateurs dans le circuit financier parallèle à s’intégrer dans le marché formel.
Rééditer les billets, n’est-ce pas risqué pour le pays?
Rééditer de nouveaux billets ne doit pas se faire de la même manière qu’il y a deux ans. Il faut que le processus soit accompagné par des amnisties fiscales pour que les opérateurs dans le circuit informel soient sécurisés et acceptent de se reconvertir dans le formel. Il faut libéraliser le code des changes et même l’abolir! Ce code est du n’importe quoi! Nous ne pouvons pas assurer le succès d’une amnistie de changes s’il n’y a pas de refonte du Code des changes. Si un individu possède des fonds à l’étranger, il va être amnistié pour les ramener dans le pays. Qu’en fera-t-il ensuite? Tant que la réglementation est toujours aussi coercitive, vous pensez que celui qui a, il y a 10 ou 20 ans, détourné cette réglementation va avoir confiance en l’Etat, retirer ses fonds des banques étrangères et les remettre dans des banques nationales aussi simplement que cela? Le couperet de la loi risque de lui tomber dessus à n’importe quel moment.
“Pourquoi voulez-vous que la Tunisie perde ces milliards qui sont placés à l’étranger…?“
Il faut oser abolir cette réglementation de changes. En Jordanie, elle a été abolie, au Liban elle n’existe même pas. Cela ne veut pas dire que l’on ne doive pas contrôler le transfert des capitaux, il y a le fisc pour le faire, mais il faut oser tourner la page.
Pourquoi voulez-vous que la Tunisie perde ces milliards qui sont placés à l’étranger, d’autant plus qu’il est assez aisé de contourner la loi? Prenez un exemple basique à ce propos, pensez-vous qu’une personne gravement malade qui doit se faire soigner à l’étranger hésiterait à enfreindre la loi pour faire sortir des devises de la Tunisie pour se soigner? Ou encore s’il a des enfants qui doivent étudier à l’étranger, vous pensez qu’il ne se débrouillerait pas pour leur procurer les montants nécessaires à leurs études?
A partir du moment où vous avez de la monnaie locale, vous pouvez vous pourvoir en devises.
Comment œuvrer à la refonte de la réglementation de change et sauvegarder les réserves en devises du pays?
Il n’y a pas plus simple que la responsabilisation des opérateurs économiques et des citoyens. Si nous réussissons à introduire les acteurs des différents marchés parallèles dans le circuit formel en leur offrant une amnistie fiscale qui remonte à 3 ou 4 ans pour les ramener vers nous. Car tous les commerçants sont touchés d’une manière ou d’une autre par le marché parallèle. Qui a la capacité aujourd’hui de tous les contrôler?
D’autre part, il faut simplifier les formalités douanières, les rendre encore plus simples et transparentes et faire sortir l’Administration de son inertie. A partir de là, je pense que nous pourrions faire réorienter l’économie vers la bonne direction.
Et le rôle des banques dans tout cela. Vous venez de dire que la BCT injecte près de 6,2 milliards de dinars dans le circuit financier, est-ce que les banques en profitent pour redynamiser l’économie?
Petite précision, une partie importante de ces fonds n’est pas récupérée par le circuit bancaire formel, elle disparaît dans le marché parallèle. Il y a énormément de transactions qui sont effectuées en cash. Le marché parallèle est très développé. Ces gens-là n’ont pas confiance en l’Administration, ils sont hors circuit officiel, ils ne payent pas de fisc ou de CNSS pour ne pas laisser des traces. Parce que si on les attrape, ils vont devoir payer des pénalités, mis sous contrôle et éventuellement mis en examen. Il y aurait des milliards de dinars qui sont dissimulés dans des puits, thésaurisés dans des coffres construits pour l’usage et dans des cachettes difficilement identifiables par les services officiels.
Ce qui explique en partie la baisse du taux d’épargne, les gens préfèrent garder leur argent chez eux…
La baisse du taux d’épargne est due à nombre de raisons dont l’inflation, la baisse du niveau de vie des ménages et le marasme économique. Mais pour convaincre tout ce beau monde, il va falloir comme je l’ai cité auparavant rétablir la confiance et révolutionner l’Administration. C’est la liberté qui est la règle et non l’exception. Bien sûr je ne parle pas des secteurs stratégiques comme l’énergie, l’armement, les finances, les terrains à vocation agricole qui doivent être réglementés pour protéger les équilibres fondamentaux du pays.
Il y a quand même des aberrations qui existent dans notre législation comme l’autorisation du gouverneur. Est-il normal que des acquéreurs libyens ou algériens aient toujours besoin de cette autorisation pour acquérir un bien immobilier en Tunisie?
En fait, cette autorisation n’est plus aussi difficile que cela puisqu’on impose juste un délai d’attente avant sa délivrance?
Eh non, l’Administration fait toujours de la résistance. Imaginez un acquéreur venant d’un pays voisin en butte à un agent administratif qui lui refuse l’enregistrement de son contrat d’acquisition du bien parce qu’il n’a pas l’autorisation du gouverneur. Comment doit-il réagir à ce moment-là?
Il y a l’Administration mais il y a aussi la résistance des agents dans le secteur bancaire qui ne facilitent pas forcément la vie aussi bien des professionnels que des particuliers.
Parce que vous pensez que l’administration bancaire est différente, elle a les mêmes réflexes que les agents administratifs dans les établissements publics, et nous avons beau leur expliquer qu’ils sont des commerçants, que nous vendons de l’argent pour acheter de l’argent, ils n’en démordent pas. Ils font sentir aux clients que leur accorder un crédit est une faveur, ils sont les détenteurs du pouvoir. Au lieu de considérer la négociation d’un prêt comme un service qu’ils rendent contre rémunération, ou comme un acte de vente dont ils doivent convaincre un client pour qu’il l’accepte, ils se positionnent en “généreux donateurs“ comme s’ils n’allaient pas être remboursés.
Les textes ont évolué dans le bon sens mais pas les mentalités, les citoyens pèchent également par une ignorance de leurs droits, au lieu d’agir en conséquence, ils cherchent des moyens détournés ou le fameux “piston“ pour en bénéficier.
Vous avez des fois des sollicitations du style “pourriez-vous m’aider à avoir un crédit dans une banque?“, ce n’est pas normal comme attitude parce qu’ils ont le droit de les avoir ces prêts! La force de vente dans une banque privée ou publique doit devenir plus agressive commercialement, plus agréable et plus correcte avec la clientèle.
Et dans ce même ordre des choses, n’oublions surtout pas le laisser aller qui a régné en maître ces dernières années dans notre pays, tout comme l’indiscipline qui règne partout et dans tous les secteurs d’activités dans notre pays. Il va falloir y mettre un bon coup de balais !