Agriculture : La crise du tourisme impacte la filière laitière tunisienne

Par : TAP

lait-680.jpgLes stocks de lait auprès des centrales laitières s’élèvent actuellement à un record historique, car ils atteignent 68 millions de litres, si l’on en croit le sous-directeur du Groupement interprofessionnel des viandes et du lait (GIVLAIT), Kamel Rjeibi, cité par l’agence TAP. Il s’agit d’une surproduction qui ne plaît aux producteurs locaux, puisque ces derniers sont confrontés à deux autres problèmes: le blocage de de l’exportation et panne du mécanisme de séchage, regrette-t-il.

Rjeibi affirme qu’une crise d’une telle ampleur est une première en Tunisie, ajoutant qu’elle a été aggravée par la crise du secteur touristique, touché de plein fouet par les attentats du Bardo et de Sousse.

Habituellement, durant les mois d’octobre et de novembre, qui correspondent à la période de basse lactation, les 9 centrales laitières actives dans le pays réceptionnent près de 1,2 million de litres par jour, mais actuellement le volume augmente à 1,8 million de litres, soit 600.000 litres de lait supplémentaires.

Les professionnels n’ont cessé d’appeler le ministère du Commerce à libéraliser l’exportation du lait par la suppression des quotas, revendication à laquelle l’Etat a répondu en mettant en oeuvre un programme d’exportation de 15 millions de litres par an, durant 5 ans.

Selon le sous-directeur de l’approvisionnement au ministère du Commerce, Béchir Nefzi, ce programme a été mis en œuvre provisoirement, en vue de faciliter l’écoulement du stock de 68 millions de litres, constitué pendant le dernier trimestre de l’année 2015. Cependant, ce programme est critiqué d’emblée par les professionnels, car il ne permet pas de résoudre définitivement le problème.

Le marché cible d’abord…

La Tunisie a encore perdu un marché traditionnel, la Libye, approvisionnée désormais par la Turquie et la France. Cette dernière a profité de la suppression des quotas de production du lait en Europe pour booster ses exportations.

Pourtant, un grand potentiel d’exportation existe au niveau des autres marchés de proximité comme l’Algérie -pays qui ne produit que 8% de ses besoins. Malheureusement cette opportunité n’est pas exploitée.

GIVLAIT: créer un fonds d’investissement pour la filière

“La gestion de la filière laitière n’entre pas dans les prérogatives de l’Etat. Il est temps que la profession reprenne le flambeau, pour réorganiser la filière. En France, par exemple, la profession est le seul vis-à-vis de l’Etat et propose et applique les mesures liées directement à la filière (production, prix et exportation)”, explique Rjeibi.

“GIVLAIT entend créer un fonds d’investissement destiné à la filière, pour surmonter les difficultés de financement, et que le rôle de l’Etat devra se limiter au contrôle et à l’encadrement des petits éleveurs ainsi qu’à l’incitation à l’investissement”, soutient-il.

D’ailleurs, tous les intervenants s’accordent à dire que la crise de la filière laitière est loin d’être un effet de conjoncture et évoquent “un dysfonctionnement structurel”.

Ainsi, les centres de collecte se sont trouvés, à maintes reprises, contraints de déverser des milliers de litres de lait dans la nature. Déjà, en 2010, le surplus de 54 millions de litres de lait avait provoqué une vague de protestations des éleveurs à Sidi Bouzid.

Les professionnels conviennent, par ailleurs, que l’industrie de transformation dans le pays, basée sur la production de lait de boisson, n’aide pas à absorber les excédents de production.

D’après le directeur général des industries alimentaires (ministère de l’Industrie), Noureddine Agrebi, les centrales laitières produisent, outre le lait de boisson (75% de la capacité de l’industrie laitière du pays), une faible quantité de produits frais, comme les yaourts et les desserts auxquels sont consacrés seulement 400.000 litres de lait.

En ce qui concerne l’industrie fromagère, elle aussi est dans l’incapacité d’absorber une grande quantité de la production laitière (seulement 250.000 litres par jour) malgré la multiplicité des variétés de fromages. De fait, les fromages sont des produits de luxe en Tunisie, car ils se vendent à des prix trop chers, aux yeux des citoyens, dont le pouvoir d’achat ne cesse de s’affaiblir.

Lait en poudre…de la poudre aux yeux !

L’activité de séchage est mal gérée et non adaptée à la production laitière. Pourtant, ce créneau est un «véritable mécanisme de régulation auquel l’Etat doit accorder davantage d’intérêt», selon le directeur des industries alimentaires.

En Tunisie, seule l’usine de séchage du lait de Mornaguia, créée en 2001, est opérationnelle avec une capacité de production de 40 millions de litres de lait en poudre par mois. Après des années d’arrêt, l’unité a été de nouveau mise en service, mais sa production ne dépasse pas les 100.000 litres par jour, en 2015.

“Nous oeuvrons actuellement pour que cette unité de séchage travaille durant toute l’année et soit un véritable mécanisme de régulation”, a affirmé le responsable. Le lait en poudre fabriqué localement est peu exploité par les centrales laitières. Celles-ci, découragées par le coût “trop élevé” du séchage, préfèrent l’importation de cette matière de l’étranger.

L’Etat pourrait, d’après Agrebi, encourager les centrales laitières à se lancer dans le séchage, en prenant en charge les surcoûts sous forme de subventions. Il préconise l’élaboration d’une stratégie laitière qui promeut le lait en poudre, en accroissant la capacité de production de cette unité pour en faire un régulateur confirmé de la filière laitière”.

Ceci étant, il pointe du doigt la qualité d’une partie de la production laitière, avançant que 2% des quantités collectées ont été refusés par les centrales laitières pour “mauvaise qualité”.

Pratiques frauduleuses au sein de la filière

D’après Sâadallah Khalfaoui, président de la fédération nationale des centres de collecte du lait relevant de l’UTICA, de grandes quantités de lait collectées n’ont pas été acceptées par les centrales laitières, en raison de leur mauvaise qualité.

En plus de l’altération par la chaleur, a-t-il relevé, des pratiques frauduleuses sont devenues monnaie courante au sein de la filière. Elles consistent, entre autres, à ajouter de l’eau au lait frais. Un ingénieur agricole confie qu’il y a entre 500 et 600.000 litres de lait mélangés avec de l’eau qui circulent sur le marché. C’est un véritable marché parallèle avec des circuits plus courts de colportage. Ceci est d’autant plus préoccupant que de tels circuits ne sont pas soumis à des contrôles sanitaires. Car, paradoxalement, le lait sensé être un produit sensible et périssable, est transporté dans des contenants non conformes aux normes de qualité (ils ne sont ni isothermiques ni frigorifiques).

La restructuration de la filière laitière reste un enjeu de taille pour un secteur qui assure la subsistance à plus de 112.000 éleveurs et, partant, à des centaines de familles à faibles revenus.

Chiffres clés du secteur

La filière laitière produit près de 1,2 milliard de litres du lait par an, contribue à hauteur de 11% à la valeur de la production agricole, 25% à celle de la production animale et 8,5% à la production de l’industrie agroalimentaire.

Elle est exercée par 112.000 éleveurs, soit 30% de l’ensemble des agriculteurs. Les 3/4 de ces éleveurs détiennent une exploitation d’une superficie ne dépassant pas 10 ha et près de 94% détiennent moins de 10 vaches.

La consommation du lait de boisson est estimée actuellement à 600 millions de litres, soit 1,6 million de litres par jour.

Le cheptel est constitué de 437.000 vaches laitières, avec augmentation de 5,2% du nombre de vaches de race pure et de 0,9% seulement des vaches de race locale et croisée.

Les quantités du lait collectées par le réseau national de collecte du lait a atteint près de 782,9 millions de litres en 2014, contre 747,7 millions de litres en 2013, soit une augmentation de 4,7%.

Ce réseau est constitué de 205 centres agréés d’une capacité de collecte de 2,1 millions de litres contre 197 centres d’une capacité de 1,9 million de litres en 2013.

Au niveau de l’industrialisation, les quantités transformées sont estimées à 890 millions de litres dont 782,9 millions de litres en provenance de la collecte, à travers le réseau national et 107,1 millions de litres transportés directement vers les centrales laitières.

L’année 2014 a été marquée par la mise en œuvre d’un programme visant le stockage du lait stérilisé pendant la période de haute lactation. Le volume réalisé jusqu’au mois de mai 2014 s’élèvait à 51,9 millions de litres, contre 43,8 millions de litres pendant la même période de l’année 2013.

Concernant les prix, il a été procédé à partir du 1er octobre 2014 à l’augmentation du prix minimum garanti du lait frais à la production de 33 millimes le litre pour atteindre 733 millimes le litre. La subvention de la collecte a également augmenté de 10 millimes pour atteindre 70 millimes le litre.

WMC/TAP