L’UGTT et l’UTICA ont joué un rôle majeur dans la transition politique de la Tunisie, particulièrement dans le cadre du Quartette qui recevra, le 10 décembre prochain, le prix Nobel de la paix. Leur responsabilité est aujourd’hui non moins importante pour contribuer à la réussite de la transition économique. Cela concerne bien évidemment leur participation dans la conception et la mise en œuvre du Plan de développement 2016-2020. Mais, cela concerne également une échéance de très court terme en relation avec les négociations sociales.
L’opinion publique tunisienne s’attend à une convergence rapide et fluide en la matière, puisque les deux partenaires sociaux incarneraient désormais l’approche du dialogue et de la recherche du juste milieu dans la résolution des conflits. Or, les dernières semaines signalent un blocage des négociations concernant la majoration des salaires dans le secteur privé. Il en témoigne l’annonce par l’UGTT d’une grève générale tournante débutant à Sfax le 19 novembre.
Il est de toute évidence que la situation socio-économique du pays sera encore plus fragilisée en cas de prolongement du désaccord. L’économie tunisienne a subi suffisamment de chocs et n’a pas besoin d’une aggravation de la tension sociale! Il est urgent qu’une troisième partie émerge pour jouer le rôle d’un “Quartette économique” et débloquer le dialogue social. Mais quel cadre pourrait-elle proposer aux partenaires sociaux leur permettant de retrouver rapidement la voie du juste milieu?
Que disait Mohamed Ennaceur en 2011 ?
Monsieur Mohamed Ennaceur (actuel président de l’ARP) l’avait bien indiqué en 2011 lorsqu’il était ministre des Affaires sociales: «les augmentations salariales ne doivent pas résulter d’un rapport de forces, mais de la productivité, indexée sur le coût de la vie, et en tenant compte de la compétitivité de l’entreprise pour garantir sa pérennité»(1).
Si le coût de la vie est reflété par l’inflation, comment prendre en compte l’évolution de la productivité? Regrettant la disparition du service “normes de productivité et salaires”, le ministre des Affaires sociales de l’époque notait l’inexistence d’un outil de suivi de la productivité et d’études fiables en la matière. Or, c’est justement ce genre d’études qui doivent être la base des négociations salariales.
En 2012, les négociations avaient abouti à une augmentation salariale de 6% couplée avec une indemnité de transport. L’inflation était de l’ordre de 5,1%. Cela supposerait que les salariés ont reçu 0,9% d’augmentation couplée avec l’indemnité du transport comme contrepartie de l’évolution de la productivité. Aujourd’hui, l’UGTT estime que le taux de revalorisation des salaires ne doit pas être inférieur à 12%. L’UTICA est disposée à ajouter 1 à deux points à un niveau d’inflation estimé à 4,7%.
Il me semble que l’accord pourrait être facilité si on adoptait une règle plus flexible permettant d’indexer l’augmentation sur l’inflation et sur l’évolution de la productivité sectorielle: une fourchette qui pourrait aller de 5% à 12% en fonction de la performance du secteur considéré. La détermination de l’évolution de la productivité sectorielle pourrait être conduite par une équipe d’économistes de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU) en partenariat avec l’INS. Cette règle aurait, par ailleurs, un effet incitatif sur les travailleurs des secteurs moins productifs.
L’exemple sud-coréen !
A moyen terme, on aura besoin d’une institution économique publique suffisamment autonome (dotée du statut EPNA par exemple) qui jouera le rôle d’un “Think Tank” national: un “Tunisian Development Institute” s’inspirant de l’expérience de la Corée du Sud. Ce pays a en effet crée en 1971 le “Korean Development Institute” (ou le “Think Tank of Korea”) qui a joué un rôle fondamental dans la conception des plans de développement et des réformes économiques et institutionnelles du dragon asiatique.
La Corée du Sud a su tirer profit de ses meilleurs économistes et experts dont plusieurs avaient de hautes responsabilités à l’échelle internationale avant de retrouver leur pays d’origine.
Contrairement à ce que pensent certains, la Tunisie ne manque pas d’experts économiques de niveau international. Ce qui manque c’est une volonté de développer l’environnement et les mécanismes adéquats pour les impliquer dans la conception d’une révolution économique tunisienne. Plusieurs d’entre eux sont déjà en relation avec différents centres et institutions d’études économiques, qu’ils soient publics ou privés (ITES, ITCEQ, IACE, CERES, IDEES, NABES, etc.).
Aujourd’hui, créer un “Tunisian Development Institute” (TDI) permettrait au pays d’éviter les tiraillements politiques autour du plan de développement et des réformes économiques. Le débat économique national initié par le gouvernement de Monsieur Mehdi Jomma a montré toute la difficulté de conduire les discussions autour des politiques économiques.
Plus récemment, les critiques adressées à la Note d’orientation du Plan 2016-2020 et les débats politisés autour de l’approche de la conception dudit plan témoignent de l’importance de doter le pays d’un TDI. Ce think tank proposerait différentes options de réformes économiques et serait ouvert sur tous les acteurs: gouvernement, patronats, syndicats, société civile, institutions multilatérales internationales, etc.
Conduit et animé par des experts économiques tunisiens, il saurait faire gagner le pays un temps précieux en faisant converger les différents acteurs vers les solutions les plus optimales possibles. Cette institution, indépendante du gouvernement, dotée de mécanismes de gouvernance modernes, s’appuyant sur les compétences des meilleurs experts tunisiens, aurait une notoriété et une crédibilité à l’échelle nationale et internationale. Elle pourrait jouer un rôle crucial dans la réussite du processus de transition économique en l’immunisant contre les risques d’instabilité politique.
En effet, le remodelage du paysage politique tunisien risque de perdurer encore quelques années avant de se stabiliser. Entre-temps, les retombées économiques risquent d’êtres désastreux surtout en présence de partis politiques qui font du populisme “économique” une carte pour retrouver une place sur la scène économique.
Les autoproclamés experts économiques ne manqueront pas l’occasion pour prendre place sur les plateaux télévisés pour souffler le chaud et le froid. Elle aura internalisé suffisamment d’expertise qu’elle pourrait dialoguer avec les instituions financières internationales et aboutir aux options d’accompagnement de la transition économique, qui seraient les plus pertinentes au contexte tunisien.
Par ailleurs, cette institution pourrait être mandatée pour veiller à la continuité des choix de politiques économiques, en cohérence avec les plans de développement adoptés par le Parlement. Il est aujourd’hui bien connu que, même dans les pays démocratiques, les politiciens n’ont pas suffisamment d’incitations (étant donné les différentes échéances électorales) à mettre en œuvre les réformes nécessaires, même si ces dernières font l’objet d’un consensus en matière de diagnostic et d’analyse économique. C’est le cas en France depuis une vingtaine d’années (comme en témoigne Elie Cohen dans son livre “Crise ou changement de modèle?” – La documentation française, Paris, 2013). Que dire alors d’un pays comme le nôtre qui est en pleine transition économique?
* Universitaire, Ecole Polytechnique de Tunisie.
(1) “Pourquoi continuer à aligner les rémunérations sur celles des moins productifs?” (www.leaders.com, 10.04.2011)