Deux attentats terroristes en l’espace de 3 mois avec pour conséquence 57 touristes tués, cela fait mal voire très mal à un pays fragilisé par une transition qui n’a que trop duré, une situation économique vulnérable et un climat social instable.
Dans le cadre de ses rencontres, le think tank «Cercle Kheireddine» a organisé, le 20 novembre 2015, une conférence sur «Tourisme tunisien… ampleur de la crise, quel avenir: réformer ou refonder?».
On parle bien de l’ampleur d’une crise et non d’une crise tout court, parce que, d’après Slim Tlatli, ancien ministre du Tourisme, le secteur touristique n’a jamais autant souffert et ce depuis les années 70 et malgré les guerres qui ont traversé la région arabo-musulmane dès les années 90.
Les chiffres sont éloquents: les entrées des Européens ont reculé de 65%, celles des Maghrébins de 5,6%, les nuitées ont régressé de 53,7%, les recettes en euros ont baissé de 40% et le taux d’occupation, lui, est en baisse de 45%.
La chaine RIU, qui gère 11 hôtels, est partie, le TO Thomas Cook a stoppé net ses offres sur la Tunisie, alors que les locataires italiens ont résilié leurs contrats avec les promoteurs tunisiens.
Aujourd’hui, nous pouvons parler d’un secteur sinistré avec près de 88 unités hôtelières fermées et d’autres mises en veilleuse.
Le secteur touristique, rappellent les auteurs de l’étude, (Ahmed Smaoui, Mohamed Ali Toumi, Zouheir Ben Jemaa et Slim Tlatli), offre 100.000 emplois directs et 300.000 indirects. Aujourd’hui, 53.000 seulement parmi ces travailleurs sont déclarés à la CNSS; quant à l’artisanat, il est pratiquement à l’arrêt alors qu’il employait 350.000.
Dans l’exposé présenté par les auteurs cités plus haut, les événements qui auraient été déterminants dans la ruine du secteur seraient les attentats terroristes, préférant taire les autres raisons. Et parmi elles, l’islamisation rampante qui s’est soudainement propagée comme un feu de paille illustrée par l’afghanisation de la Tunisie. Dans des régions touristiques comme Kairouan ou Hammamet, nous avons assisté à des rassemblements impressionnants de salafistes. A tel point que dans la ville des Jasmins, des témoins racontent la frayeur des touristes à la vue d’autant de barbus et de nikabées. Les activistes islamistes sont allés jusqu’à faire du lobbying pour le tourisme hallal, adoptant la logique développée par leurs idéologues d’économie hallal, de finances hallal, et ainsi de suite.
Régions sinistrées et créances raccrochées
Les intervenants ont établi un diagnostic peu rassurant de la situation du secteur aujourd’hui. Identifier le problème revient déjà à le solutionner à moitié. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Le tourisme qui pèse traditionnellement 6% du PIB, évalué cette année à 4%, est engagé auprès des banques à hauteur de 4,2 milliards de dinars avec des dettes classées de l’ordre de 2,3 milliards de dinars.
Les auteurs de l’étude parlent du :
– caractère structurel d’un financement inadapté;
– un stock d’impayés accumulés très élevé;
– une rentabilité en continuelle dégradation;
– des défis financiers difficiles dans un contexte défavorable.
D’une gouvernance et structure institutionnelle figées depuis des années et totalement inadaptées aux enjeux et défis en termes de mission, de statut et d’organisation, de gestion et de compétence, le secteur touristique tunisien a franchi une nouvelle étape, celle des menaces sécuritaires. «Nous avons démontré une inconstance et incapacité structurelle à affronter les crises, une fausse et apparente capacité de résilience des opérateurs… La Tunisie se retrouve aujourd’hui avec des régions touristiques sinistrées comme le sud, le centre-ouest et même quelques zones côtières, alors que de par le monde l’offre touristique a été multipliée par 3 avec une demande dont le volume a tout juste été doublé. Le nombre de destinations a par ailleurs été multiplié par 10 en 20 ans. La Tunisie ne peut en aucun cas être compétitive dans le contexte actuel car ses difficultés en interne et la conjoncture internationale se compliquent de plus en plus du fait de la montée du terrorisme qui se globalise».
Rappelons tout de même que l’incapacité structurelle du secteur touristique date de près de de 2 décennies. A chaque passage d’un nouveau ministre à la tête du département, des études sont faites et lesquelles d’ailleurs se ressemblent toutes, et aucun passage à l’acte n’est noté.
La résistance des lobbys hôteliers a été pour beaucoup dans la mise à mal du secteur touristique ce dont ne parlent pas beaucoup les intervenants dans leur exposé. Depuis les années 90, le tourisme tunisien a été infiltré par des investisseurs venus de tous les horizons sauf des véritables professionnels passionnés par le secteur et dont la vocation est de le développer intelligemment et efficacement.
A ce jour, aucune base de données des clients, médias, leaders d’opinion n’a été établie tout comme nous assistons à des voyages promotionnels non structurés et mal planifiés.
La politique web est pratiquement inexistante et on relève un grand décalage entre l’image, le positionnement, le produit et la demande. La crise d’image persiste, car elle ne date pas non plus d’aujourd’hui, le tourisme tunisien est toujours confiné dans le balnéaire bas de gamme et bon marché. La richesse culturelle et civilisationnelle du pays n’est pas mise en avant et les déclinaisons des identités régionales ne sont pas valorisées.
Quelles solutions à une crise qui risque de perdurer?
Les premières décisions prises par la ministre du Tourisme suite à l’attentat de Sousse en concertation avec le gouvernement ont été la prise en charge de la quote-part patronale à la CNSS, des indemnités de chômage, un échelonnement des factures de la STEG et de la SONEDE ainsi qu’une mobilisation de crédits pour le financement d’un fonds de roulement avec rééchelonnement des échéances de 2015 pour les opérateurs en difficulté à partir de 2011.
Sur le plan sécuritaire, une circulaire conjointe a été promulguée par les ministères de l’Intérieur et du Tourisme sur l’organisation de la sécurité au sein des unités hôtelières. Précisons à ce propos que la responsabilité des professionnels eux-mêmes dans la sécurisation de leurs établissements est aussi importante que l’Etat. En Jordanie, les professionnels du tourisme ont doté leurs unités de caméras de surveillance et de détecteurs de métaux, juste après le déclenchement de la première guerre du Golfe pour protéger leurs clientèles. Certes ces mesures n’ont pas empêché l’attentat terroriste qui a ôté la vie au grand Mustapha al Akkad à Amman en 2005, mais ont permis de réduire considérablement les risques terroristes.
Pour les auteurs de l’étude citée plus haut aucune mesure prise par les autorités n’est réellement opérationnelle pour les raisons suivantes: «le peu de pertinence et le manque flagrant de coordination au sein du gouvernement dans leur mise en œuvre».
Il faut reconnaître que le para-touristique (restauration, lieux d’animation, artisanat) et même les agences de voyage n’ont pas été clairement intégrés dans le plan de sauvetage du secteur alors qu’ils y sont des acteurs incontournables. Pire, toujours selon les auteurs de l’étude, la diplomatie économique n’assure pas. «Continuer la pression auprès des gouvernements étrangers pour lever au plus tôt, même progressivement, les interdictions de voyage en Tunisie, entreprendre une stratégie de promotion ciblée sur les marchés traditionnels, soutenir le transport aérien et surtout régler avec vigueur et urgemment la question de l’environnement dégradé (propreté et hygiène), soutenir au niveau du financement ce qui est “sauvable”» sont des mesures impératives et urgentes.
Parmi les solutions préconisées par les initiateurs de l’étude, figure en premier lieu l’organisation d’un dialogue sociétal sur le tourisme et instaurer la culture du tourisme chez les citoyens. Ce qui semble un peu plus difficile car ce sont les régions touristiques -celles qui vivent du tourisme depuis l’épicier jusqu’au vendeur des objets artisanaux, l’agriculteur et même le pharmacien- qui ont voté l’islam politique en 2011 et un peu moins en 2014. Le Cap Bon, Kairouan, Djerba, Tataouine ont été les niches du conservatisme ces dernières années. Travailler sur le changement des mentalités et surtout les sensibiliser à l’importance du secteur dans l’amélioration de leur qualité et niveau de vie.
Sur le plan de la formation, il est inévitable de mettre à niveau les emplois existants, de redonner leur importance aux agréments et d’améliorer le niveau des formations dispensées en privatisant les écoles hôtelières avec des programmes certifiés internationalement.
Sidi Dhrif devrait devenir un Institut de hautes études du tourisme (IHET) à moyen terme, estiment les auteurs de l’étude qui appellent à la création d’un Campus universitaire de tourisme avec une certification internationale et à l’implication de la profession dans l’enseignement et l’élaboration des programmes et assurer de stages de qualité.
Rappelons à ce propos que l’Institut Sidi Dhrif, à l’âge d’or du tourisme tunisien, rayonnait de par la qualité de ses formations tous azimuts et ses soirées inoubliables organisées de bout en bout par les étudiants qui en profitaient pour montrer le savoir-faire acquis au bout de leurs années d’études.
Les intervenants du Cercle Kheireddine ont également appelé au changement du Business model par l’ouverture du capital, les consortiums des professionnels et la commercialisation directe…
Pour ce qui est du financement, il faudrait dénicher des lignes de financement dédiées pour des entreprises ciblées et renforcer les fonds propres pour intéresser des opérateurs tunisiens et étrangers.
Mais plus important que tout, il va falloir que certains hauts responsables et politiciens révisent leurs positions du secteur touristique qui reste -qu’ils le veuillent ou non- stratégique pour le pays.
Il est grand temps de remettre les pendules à l’heure: le tourisme, c’est capital pour la Tunisie et là il ne s’agit pas de «tourisme hallal», il faudrait être dans l’action, dans l’agressivité commerciale et dans les campagnes séduction bien étudiées et ciblées. Rompre avec l’attentisme, c’est ce dont a besoin aujourd’hui la Tunisie et pas seulement dans le tourisme.