Il fut un temps où Bourguiba imposait, par son charisme aux chancelleries accréditées à Tunis, respect, distance et considération. Il fut un temps où Ben Ali soumettait, conformément à l’usage diplomatique, les ambassadeurs accrédités à Tunis et désirant se déplacer à l’intérieur du pays, à des autorisations préalables. A ces époques, les diplomates étaient disciplinés et respectaient l’usage. Et même s’ils avaient des consignes à donner, ils le faisaient dans la discrétion la plus totale. De nos jours, avec un pouvoir à plusieurs têtes satellisé par des sponsors étrangers, les diplomates font la pluie et le beau temps, se comportent comme dans un terrain conquis et se permettent des excès inadmissibles. En voici deux exemples.
C’est particulièrement le cas des ambassadeurs de puissances partenaires de la Tunisie, en l’occurrence les Etats-Unis d’Amérique et l’Union européenne.
L’ambassadeur des Etats-Unis donnerait des consignes aux ministres
Tout le monde se rappelle le culot et l’impertinence de Jake Walles, ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, quand il avait convié, un certain 10 juillet 2014, en plein mois de Ramadhan, une vingtaine d’hommes politiques tunisiens dont l’actuel président Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, à un Iftar (rupture du jeûne).
«Ce dîner de la honte» avait suscité à l’époque une vive polémique. Beaucoup de Tunisiens y avaient vu, plus qu’une ingérence américaine dans les affaires intérieures du pays, une humiliation et une atteinte au prestige de l’Etat et à la souveraineté du pays.
Encouragé par cette initiative, le diplomate américain se serait permis, depuis, de téléphoner directement aux ministres et de leur donner des instructions, sans passer par les canaux diplomatiques traditionnels.
Il a fallu qu’il y ait un ministre patriote, en l’occurrence l’ancien ministre de la justice, Mohamed Salah Ben Aissa, pour le remettre à sa place. Ce dernier avait affirmé devant la Chambre des représentants du peuple que l’ambassadeur américain «l’avait provoqué et avait dépassé toutes les limites en cherchant à interférer dans les législations qui concernent le trafic humain». Cet acte de courage lui a coûté d’être limogé avec très peu d’égard.
Les journalistes tunisiens ne sont pas du goût de l’ambassadeur de la Délégation de l’UE
Laura Baeza, chef de la délégation de l’Union européenne en Tunisie, a dépassé, à son tour, toutes les limites en s’en prenant gratuitement aux médias tunisiens. Elle leur a fait assumer la lourde responsabilité d’avoir mal présenté à l’opinion publique tunisiennel’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) dont les négociations ont été lancées, officiellement, le 13 novembre 2015.
Pour mémoire, ces médias ont perçu dans cet accordun sous-projet de la nouvelle vague de libéralisation des échanges qui se tisse à travers le monde et dont les principaux bénéficiaires seraient les multinationales. Ils y ont vu une sérieuse menace pour la déstructuration totale de l’économie du pays laquelle est encore à un stade rudimentaire.
Dans un discours agressif prononcé à l’occasion d’un colloque organisé par le Centre d’études et de recherche économique et sociales (CERES) sur le thème «L’Accord de libre-échange complet et approfondi Tunisie-UE», la diplomate européenne a déclaré que «la présentation et la perception de l’ALECA telles que véhiculées par les médias tunisiens restent encore plutôt généralistes et idéologiques, et très peu -au moins pour le moment- basées sur des faits».
Pis, elle a cherché à monter la société civile contre les médias lorsqu’elle dit: «les medias sont souvent beaucoup plus critiques sur cet accord (ALECA) que la société civile, avec laquelle nous sommes en étroit contact et qui –elle- nous semble plutôt constructive, même si bien évidemment elle nous a fait part de ses appréhensions et critiques».
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La diplomate européenne a oublié cependant que c’est la coalition de la société civile tunisienne, composée de la centrale syndicale (UGTT), de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) et du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui a le plus critiqué cet accord. Cette coalition craignait la fin de l’Etat providence et le confort que procure la compensation à ses adhérents.
Elle a essayé également de décrédibiliser les médias et de monter contre eux les chercheurs du CERES auxquels elle s’est adressé en ces termes: «Il faut que vous, les universitaires et chercheurs, veniez avec des faits, des papiers, pour contrer les allégations qui prolifèrent et font du buzz sur les medias et les réseaux sociaux, et pour aider à cerner les vrais enjeux des négociations». Sans commentaire!
Comble de la contradiction, Laura Baeza admet, à la fin de son discours, que «l’appellation même de l’ALECA –Accord de libre-échange complet et approfondi- est probablement à l’origine de plusieurs malentendus», avant d’ajouter que «nous réfléchissons avec les autorités tunisiennes sur une nouvelle appellation de cet accord, qui puisse mieux refléter ses vrais objectifs et ambitions».
Par delà ces dérapages diplomatiques, la question qui se pose dès lors est celle-ci: que peuvent faire la présidence de la République et le ministère des Affaires étrangères, deux institutions en charge du dossier des relations extérieures du pays, pour rappeler à l’ordre ces diplomates «impertinents» et contenir ces dérives diplomatiques d’autres temps? C’est aux locataires de ces institutions de répondre.