Une charte planétaire suffit-elle à protéger la statistique des manipulations au nom de la raison d’Etat? Science universelle, la statistique peut-elle servir la cause de la démocratie dans le monde?
Rym Lehmandi Ayad, directrice de l’ESSAI (Ecoles Supérieure des Statistiques et de l’Analyse de l’Information) a –en toute vraisemblance- délibérément organisé, jeudi 18 novembre, le quatrième forum annuel de l’ESSAI, qui est la “journée africaine de la statistique. Cela a eu pour effet de conforter l’audience du forum, ainsi que de l’école conférant plus d’impact au débat national. Bien vu!
Le thème de cette édition colle à l’actualité du moment: “Statistique et démocratie“. Outre que cette relation constitue une cause globale pour l’Afrique, elle n’en a pas moins une portée universelle. La question est de savoir si statistique et démocratie font bon ménage.
Les étapes historiques du développement de la statistique
Compter et gouverner, un tandem perpétuel, dira Pr JJ Droesbecke de l’Université Libre de Bruxelles. Dans les cités-Etats, les gouvernants avaient besoin d’effectuer des recensements de populations. Dénombrer la population peut servir à des fins fiscales pour savoir comment lever l’impôt. Cela renseigne sur le nombre de jeunes capables d’être enrôlés pour renforcer l’armée. On disposait donc de données estimées et de moyennes.
Beaucoup plus tard, un registre d’état civil est apparu. Alors est apparue la loi sur la dispersion qui a configuré la pyramide des âges. Mais c’est sous la pression de l’arithmétique anglaise que l’on a connu cet autre épisode fondateur. Le scrutin à la proportionnelle nécessitait de savants calculs qui ont aidé à la mise au point des relations de corrélation et de régression.
De nos jours, les enquêtes sur la consommation et les sondages ont généré l’inférence statistique, c’est-à-dire les projections comportementales à partir d’échantillons représentatifs.
Pr Droesbeke dira qu’après avoir encadré les citoyens, les statistiques ont fini par cerner les peuples. Cependant, cette dynamique se poursuit et les statistiques, en constatant un jeu de pouvoir, continuent à être convoitées par des catégories intéressées.
La portée d’une charte internationale : loi, éthique et déontologie
Produire des statistiques ne peut être que du ressort de l’Etat, estime Pr Jean-Louis Bodin de l’INSEE. L’opération est coûteuse et sa portée relève du champ public. C’est par conséquent une affaire d’intérêt national.
A présent, la statistique publique s’étend aux données individuelles, que les citoyens sont obligés, de par la loi, à communiquer à l’administration. La statistique touche donc à la vie prive des citoyens, ce que les Anglais appellent “Privacy“.
Le risque est qu’il y ait un usage abusif de ces données. Et les exemples ont été nombreux. Gosplan a toujours caché aux Russes la déconfiture du système socialiste. Ben Ali a toujours manipulé les chiffres de la pauvreté et du chômage en Tunisie. L’Argentine a maquillé son chiffre sur l’inflation et c’est le FMI qui l’a rappelée à l’ordre. La Grèce a bien accepté de tricher sur sa comptabilité publique sur conseil du banquier Goldman Sachs.
A l’heure actuelle, on parle de 100.000 désertions scolaires en Tunisie alors que Dhafer Malouche, expert, évoque le chiffre de 180.000. On peut en redouter également l’usage coercitif.
L’administration du fisc, si elle s’emparait de certaines données, pourrait sévir. De ce fait, Pr JL Bodin se réjouit de ce que l’ONU a adopté en 1990 une charte statistique universelle qui contraint tous les pays. Ce standard va uniformiser la méthode et la nomenclature statistiques de sorte à rendre la comparaison automatique entre les pays. Outre cela, elle a permis d’adopter une charte d’éthique, qui garantit la confidentialité et une autre de déontologie pour limiter l’usage des données.
Better Data, better lives, dit le slogan cité par Pr JL Bodin. Il est vrai que de meilleures statistiques constituent un meilleur outil à la décision publique, et donc sont une garantie de transparence, et in fine de démocratie.
Quid de l’opinion publique
La statistique, encore une science récupérée par la politique. De son itinéraire qui l’a conduit des citoyens vers le peuple, le Pr Droesbeke a oublié l’Etat. Et l’Etat, pour des raisons qui lui sont propres, cherche à basculer de statistiques publiques vers les statistiques officielles. La charte de l’ONU est venue conforter la parade contre cette tentative.
Cependant, un autre dérapage menace de manière lancinante. Les instituts de sondage imposent une autre réalité différente des citoyens, de l’Etat et du peuple et cela s’appelle l’opinion publique. Une entité fictive, changeante et insaisissable. On la définit comme l’instantané du peuple. On fait dire tout et n’importe quoi à cette opinion. A partir d’un échantillon réduit qui s’exprime, on peut contraindre la majorité silencieuse. Il faut donc prendre garde à la tyrannie des instantanés, du fait qu’ils sont volatiles. Il ne faut pas parasiter la démocratie. Et, surtout à ses débuts.