C’est à la faveur d’un week-end prolongé dans le nord-ouest, d’une balade à Hammamet et d’un autre week-end à Djerba que l’on fait l’état des lieux de 3 zones touristiques qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Conversation avec des opérateurs du quotidien qui ne sont pas tous en train de changer d’état d’esprit.
Shéhérazade est une boutique d’artisanat qui se trouve dans la médina de Hammamet. C’est l’une des quatre ou cinq boutiques à être ouvertes en cette matinée de décembre 2015. Mohamed est vendeur et évolue dans le commerce depuis plus de 25 ans. Dépité, épuisé et en colère, marié à une arménienne, il ne se passe pas un jour sans qu’il ne pense à quitter la Tunisie en ces temps où le tourisme est en berne et les touristes si rares.
Pourtant, il reste.
Il a encore envie de se battre et fourmille d’idées pour faire redémarrer son business et la médina où il a grandi: «Nous savons ce qu’il faut faire, comment nettoyer la médina et en exclure tous les intrus qui l’ont empoisonnée. Le tourisme à Hammamet n’est pas mort après les attentats de Sousse mais bien avant. Quand l’arnaque était de rigueur, que l’on vendait du cuivre pour de l’argent, mentait sur l’origine ou l’âge d’un tapis, laissait les intermédiaires faire main basse sur l’ensemble du secteur de l’artisanat…». La liste des supercheries et toutes sortes de fourberies et vols des touristes, toutes nationalités confondues, pourrait remplir les livres et aurait dû remplir les prisons.
Avant le 14 janvier 2011, il y avait dans la médina plus d’une centaine de commerces. Aujourd’hui, il en reste une petite trentaine et tous les commerçants sont en grande difficulté: effondrement de leur chiffre d’affaires, détérioration de l’environnement, manque de marchandises et de clients, hausse et bradage des prix…
«Les semaines qui défilent sans la moindre transaction deviennent notre quotidien», dit Ahmed avec amertume. Il ouvre tous les jours mécaniquement son échoppe bourrée de marchandises invendues comme les sacs d’imitations, les casquettes de fausse marque, les vêtements en cuir aux coupes démodées et une montagne d’objets en vrac proposés à la modique somme de 1 dinar.
La crise le fait-il réfléchir? Pense-t-il changer de vocation, revoir ses produits et se rénover? Je pars en le laissant pensif et le regarde hagard. Il aimerait tellement mais où est le touriste maintenant? Va-t-il revenir? De quoi sera fait le tourisme de demain? Où trouver l’argent pour renouveler son stock? Qui va lui prodiguer du conseil pour choisir des produits tendance? Si ses clients habituels n’achètent pas à un petit souvenir à 1 DT, achèteront-ils des objets de qualité à 100 Dt?
Un peu plus loin, je retrouve Roberta, une belle italienne gérante d’une boutique. Elle a travaillé en tant que représentante d’agence de voyages (RAV) pendant plus d’une vingtaine d’années. Les ventes de son magasin ne lui permettent plus de payer les 300 Dt par mois de loyer: «Et pourtant, nous avons une clientèle fidèle, nos foutas sont connues sur la place et nous les exportons même en Europe. Avant la révolution, je faisais quelques 130.000 dinars par an. Aujourd’hui, je peine à en faire 20! D’ailleurs, je ferme ma seconde boutique. Plus personne ne paye son loyer dans la médina. Le deal est devenu simple. Les propriétaires passent tous les soirs voir leurs locataires, gérants des magasins, pour ponctionner 10 ou 20% de leur recette. Alors ne me demandez pas comment on va sortir de là!», explique-t-elle.
Au sein de la communauté italienne installée à Hammamet, l’Italienne a perdu beaucoup de ses amis: «En moins de deux mois, une vingtaine de familles de retraités est partie s’installer dans les îles Canaries». D’ailleurs, elle aussi part tenter sa chance en Espagne.
Il faut dire que les temps sont durs dans un Hammamet qui affiche en plus de ses problèmes de délinquance et de saletés, le quasi arrêt de la vie économique. Les chaînes hôtelières comme RIU se retirent de la destination, des dizaines d’hôtels ferment leurs portes les unes derrières les autres. Même les plus tenaces cèdent. Ils ont plus de 30 ans d’exercice, ont pu traverser des crises mémorables comme celles des deux guerres du Golfe et des attentats de Djerba, mais là cela dure depuis trop longtemps et ça coûte trop cher de rester ouvert pour si peu, pour presque rien!
S’il est incontestable que l’heure est aux jérémiades et lamentations, voire à la colère et au dégout, peu d’opérateurs se posent des questions et ont envie de faire bouger les choses. Il est certain que la lourdeur du fardeau et les obstacles à relever sont énormes. Ils dépassent les modestes dimensions de la société civile qui a toujours été sous-entendue, sous-représentée et sous-outillée pour vraiment enclencher un semblant d’initiatives et devenir une force active qui fait bouger les lignes.
Au terme de ces dernières années de crise et au moins depuis le 14 janvier, les régions n’ont pas appris à se prendre en charge, à proposer, à se fédérer. Les mots tels que décentralisation sont encore des mots vidés de leur sens en attendant des élections municipales. Une autre affaire à suivre…
Mais les opérateurs ont-ils réinventé leurs métiers pour autant? Comment font-ils pour résister? Sont-ils confiants dans l’avenir? Commerçant dans l’âme, Ahmed a tiré sa propre conclusion. Lui qui a toujours travaillé avec une clientèle haut de gamme et avec des produits de qualité a les moyens de tenir en gérant de façon plus serrée. Mais pour les autres? Cette crise a du bon. Elle va éliminer les intermédiaires, les «beznessas», les gens pas sérieux… Mais pour le reste, il est fort sceptique: «Si au terme de 50 ans de tourisme nous ne sommes pas encore capables de fournir ne serait-ce que des toilettes décentes aux visiteurs, de quel tourisme et quel avenir parle-t-on?».
Tabarka se meurt
A quelques 250 kilomètres de la capitale, sur la Côte de Corail, la zone touristique de Tabarka est déserte. 12 sur 16 hôtels de Tabarka sont fermés, le magnifique golf est abandonné, l’aéroport fermé, les circuits de randonnées équestres dans la forêt de Kroumirie ont disparu, le musée de Chemtou est fermé, et le sublime site de Bulla Regia a enregistré à peine une centaine de touristes durant l’année 2015. Le nord-ouest a toujours été une zone oubliée et aujourd’hui il ne se porte pas mieux.
Pourtant, dans les yeux de Rania, il fait beau. A à peine 30 ans, elle vient d’ouvrir une grande boutique face à la Marina de Tabarka où elle expose les tissages, sculptures sur bois, poterie et vannerie de 18 artisanes de la région. Formé en coopérative et soutenue par la GIZ (Coopération technique allemande), la jeune femme veut doubler le nombre de ses actionnaires pour offrir plus de choix à ses clients. Soucieuse, elle se demande où sont ces derniers et comment va-t-elle affronter l’hiver? «L’été, nous avons travaillé avec les Algériens et le tourisme local. Nous survivons mais le plus dur est à venir. Derrière moi, il y a des dizaines de familles et je ne veux pas les décevoir!», dit-elle.
Alors Rania multiplie les recherches pour trouver des fonds dédiés à l’économie sociale et solidaire. Elle vient juste de baliser un mini circuit de 3 Kms dans la forêt d’Ain Draham pour capter l’intérêt des jeunes excursionnistes du dimanche et les orienter vers quelques commerces de la coopérative tout en les initiant à un tourisme plus vert.
Il y a Djerba et Djerba
Nettement plus au sud, à Djerba, la ville de Houmet Souk est elle aussi vide. Pas un touriste en vue. Au restaurant de grillades du marché, le gérant est anéanti. La récente fermeture des frontières avec la Libye l’a achevé. «C’étaient de bons clients. Par table, ils laissaient jusqu’à 100 dt», dit-il.
La conversation tourne inéluctablement autour de l’eldorado perdu! Le gérant du restaurant reconnaît aisément qu’il a dû contribuer à pervertir le marché en cédant à la pression des «beznessas» et que vu la crise qu’il traverse en ce moment, il le refera: «Quand vous passez plusieurs jours sans rentrer un dinar en caisse, vous cédez à tout! Vous savez, avant-hier un bezness m’a amené 5 clients et m’a demandé 5DT/par tête de commission. Une fois assis, les clients ont commandé un brick à l’œuf, je vous laisse imaginer le reste… Cette pratique a largement contribué à tuer tout le secteur, à enlaidir l’image et la réputation du pays. Qu’est-ce que vous croyez? Qu’il n’y a que moi qui donne 5 Dt par personne aux intermédiaires? Qu’en est-il des agences de location de voitures, des marchands de tapis, des hôteliers qui cèdent des commerces ou même l’air et l’espace à des prix mirobolants pour se faire un peu d’argent au noir?».
Plus au sud de l’île et du côté de Guellala, un jeune restaurateur s’active. Paisible, il a en ce dimanche de décembre plusieurs tables et confirme que la conjoncture est difficile, qu’il ne faut pas que cela dure plus mais qu’il a l’habitude de gérer la pénurie. Il précise: «En plus, franchement on travaille. Nous n’avons pas à nous plaindre! Vous savez, quand ça va mal tout le monde gère mieux. Nous, nous concentrons nos efforts, achetons mieux, comprimons les charges mais le client aussi gère mieux son portefeuille. Quand il sort, il veut être choyé et gâté. Il veut en avoir pour son argent et il ne va plus que chez les établissements sérieux! Seule la qualité reconstruira la destination».
Au terme d’un périple qui m’a mené du nord au sud du pays, il est indéniable que les petits opérateurs sont désespérées, craignent le pire et se murent dans un immense fatalisme. Ils attendent le retour des clients et la fin de la crise, la stabilisation du pays et l’arrêt du terrorisme, le retour du beau temps et de la haute saison… Sans trop y croire!
Force est de constater aussi que même si la crise finit, que le pays se stabilise et qu’il fasse plus beau, le tourisme ne reviendra pas de si vite. Qu’avons-nous préparé? Qui travaille à un retour des touristes dans un mois, un an ou cinq? Qu’offre la destination de plus qu’elle n’offrait avant qu’elle ne se délabre? Pourquoi choisir Hammamet, Tabarka ou Djerba? A moins qu’on ne continue à choisir un prix! Et justement quel est ce prix?