Envolée des prix, inflation, chômage, endettement, appauvrissement, rien n’épargne la classe moyenne tunisienne. Cette frange, qui ne représente désormais que 67% de la population contre 80% auparavant, est la première à subir les ondes de choc des changements intervenus dans le pays.
«Mes dépenses sont énormes et mon salaire ne dépasse pas 500 dinars par mois», affirme Abderraouf, quinquagénaire qui faisait ses emplettes comme tous les dimanches au marché central de Tunis. «Au point où en sont les choses, il devient de plus en plus difficile de subvenir à mes besoins d’autant que les prix des produits de consommation connaissent une hausse constante», affirme ce père de trois enfants.
Couffin à la main, Si Lahbib, retraité d’une entreprise publique sillonnait lui également les rayons de ce marché. «J’ai acheté deux kilos de viande bovine à 40 dinars, des fruits et des légumes à 15 dinars et des épices et autres ingrédients à plus de 10 dinars, note ce sexagénaire qui cherchait à s’approvisionner pour la semaine. «Les prix sont exorbitants. J’arrive à peine à acheter le nécessaire», ajoute Si Lahbib désemparé.
Les difficultés que ressentent Si Lahbib et Abderraouf face à l’envolée des prix, ils les partagent avec plusieurs autres Tunisiens, dont la dégradation du pouvoir d’achat a commencé à se faire sentir particulièrement depuis le 14 janvier 2011 alors que l’amplification des disparités sociales et régionales comptait parmi les facteurs déclencheurs de la révolution.
Ainsi, durant les quatre dernières années, l’érosion du pouvoir d’achat du consommateur tunisien est estimée à 40% selon une enquête réalisée par l’Université de Tunis, soit une moyenne de 10% par an. Cette dégradation s’explique, dans une large mesure, par la hausse de l’inflation réelle à 4,3%, d’après l’Institut national de la statistique (INS).
Le président de l’Organisation pour la défense du consommateur (ODC), Slim Saâdallah, confirme: «il est devenu de plus en plus difficile de maîtriser la hausse des prix des produits de consommation après le 14 janvier 2011, période marquée par une nouvelle donne économique, sociale et sécuritaire».
A l’origine de la hausse des prix, l’insécurité
En raison de problèmes de sécurité qu’a connus le pays au lendemain du 14 janvier 2011, les petits agriculteurs (soit 80% de l’ensemble des agriculteurs) étaient obligés, de vendre leurs produits à l’intérieur de leurs fermes au lieu de se déplacer vers les marchés de gros, explique-t-il. Certains intermédiaires (gachara) ont profité de cette situation pour s’approvisionner auprès des agriculteurs à bas prix et pour vendre, par la suite, sur le marché à un prix plus élevé.
Saâdallah évoque également la crise qui frappe encore de plein fouet les autres secteurs productifs et la montée du commerce parallèle qui représente 52% de l’économie nationale. Cependant, le commerce parallèle, qui a contribué activement, à l’accroissement de la consommation, a favorisé en même temps, la contrebande tirant vers le bas la croissance économique en Tunisie. Selon le responsable de l’ODC, l’arrivée en Tunisie en 2011 de 2 millions de Libyens, dont le mode de vie diffère, totalement, de celui des Tunisiens, n’est pas pour améliorer les choses. Elle a plutôt contribué à l’envolée des prix.
Face à cette situation, l’ODC, organisation dépourvue de ressources financières s’est contentée d’appeler à travers les médias, les consommateurs tunisiens à boycotter l’achat de certains produits dont les prix enregistrent une hausse vertigineuse.
Une première action a déjà ciblé les viandes rouges, dont les prix sont passés de 12 dinars avant la révolution à 17 dinars le kilo après. D’après Saâdallah, environ 70% des consommateurs ont répondu, favorablement, à cet appel, ce qui a permis de faire baisser le prix de la viande à 12,500 dinars le kilo, avant de reprendre de nouveau le chemin de la hausse. Il a fait remarquer que le niveau des salaires n’a pas suivi l’augmentation des prix malgré les augmentations opérées. Les deux (hausse des prix et des salaires) ont plutôt favorisé l’inflation, en l’absence de croissance. A cet égard, le citoyen, qui gardait chez lui une somme d’argent variant entre 300 à 500 dinars pour faire face à des dépenses imprévues, ne pouvait plus le faire, selon le responsable. Afin de couvrir ses dépenses quotidiennes, il est même acculé à solliciter des avances sur salaire.
60% des salariés désargentés
Une étude de l’observatoire de la défense du consommateur et du contribuable montre que 60% ou plus des salariés sont désargentés à partir du 8ème jour du mois. Le volume impressionnant des comptes courants débiteurs revenant aux ménages illustre l’ampleur du phénomène. Il est estimé à 8.000 MDT, soit le 1/3 de ce type de compte. L’endettement des ménages, rien qu’auprès du système financier, s’est accru, à partir de 2011, de 261,2% pour atteindre actuellement 17.600 MDT dont presque 60% destinés à la consommation.
Mourad Hattab souligne l’apparition de nouveaux pauvres au sein de la classe moyenne largement composée des fonctionnaires. «Le phénomène est difficilement quantifiable vu l’opacité des données statistiques» en Tunisie, affirme-t-il.
Ce constat est largement partagé par le directeur général de l’Institut national de la consommation (INC), Tarek BelJazia, qui évoque au début une démocratisation de la consommation en se référant à une étude sur les changements des modes de consommation réalisée à l’institut. Il précise que la démocratisation de la consommation a été réalisée au bout d’une trentaine d’années (1985- 2013), grâce entre autres à la modernisation du secteur du commerce (multiplication des grandes surfaces). Toutefois, le changement de modes de consommation a été marqué parallèlement par «une dérive» au niveau des dépenses familiales avec l’émergence de consommateurs «Kamikazes» vivant au-dessus de leurs moyens.
Pour BelJazia, ces personnes sont victimes des «publicités attrayantes», contrairement à la frange dite «raisonnable», qui gère ses dépenses en fonction de ses ressources financières.
Ceci étant, la classe moyenne, fleuron de la société tunisienne et un des principaux facteurs de stabilité dans le pays, s’est réduite de 80 à 67% de la population au cours des quatre dernières années, selon l’enquête de l’INC. Quant à la pauvreté, elle est estimée officiellement, à 21% de la population.
D’après Beljazia, «une frange de la classe moyenne a migré vers la couche la plus démunie et une autre fait partie désormais des plus nantis, lesquels sont qualifiés par plusieurs spécialistes de «riches de la révolution». Il explique également, la fragmentation de la classe moyenne par notamment, la multiplication des «accidents de la vie, tels que la perte d’emploi et la baisse des revenus. Le responsable évoque la recrudescence du chômage qui impose à plusieurs chefs de famille de prendre en charge toutes les dépenses de leurs enfants y compris ceux en âge de travailler mais qui demeurent sans emplois.
Quant à Hattab, il assure que la dégradation du pouvoir d’achat constatée à partir de 2012, a concerné toutes les franges de la classe moyenne (classe moyenne supérieure, classe moyenne vacillante ou classe moyenne centrale). Cette dégradation, due selon lui à des facteurs multiples, dont la perte du contrôle des prix et des circuits de distribution, la montée de la spéculation, les augmentations successives de salaires et l’explosion de l’informel, s’est également traduite par une inflation rampante à partir de 2013 de 5 à 6%. Laquelle inflation a entraîné une baisse du dinar par rapport aux monnaies étrangères et des difficultés d’approvisionnement des agents économiques notamment les ménages.
L’inflation commence, dit-il, à prendre plusieurs formes à savoir l’inflation par la demande, l’inflation spirale présalaire (augmentation successives des prix et des salaires) et l’inflation comme phénomène monétaire, imputée à la disparition d’une partie de la masse monétaire annuellement et périodiquement dans le secteur informel, au point que les besoins en liquidité quotidienne des établissements de crédit varient entre 5 et 6 milliards de dinars quotidiennement.
Selon l’expert, les dégâts ne s’arrêtent pas là, d’autant que le taux d’épargne nationale rapporté au revenu disponible brut, a baissé de 6% pour se situer à 13% seulement à la fin 2014. Alors qu’en ce moment, le pays à plus que jamais besoin de mobiliser ses ressources financières nationales pour limiter un tant soit peu l’endettement et relancer la croissance.
WMC/TAP