Certains disent que le tourisme en Tunisie c’est entre 7 et 10% du PIB, 500.000 emplois directs et indirects, donc avec une moyenne de 6 bouches à nourrir derrière chaque emploi, cela ferait 3 millions de Tunisiens vivant du tourisme.
Je dis faux et totalement faux. Je vais me faire l’avocat du diable et nous allons commencer par le commencement!
Le tourisme tunisien, c’est un investissement de plusieurs dizaines de milliards de dinars sur plus de 40 ans en infrastructures diverses, réalisées par l’Etat tunisien, en routes, canalisations d’eau potable et usée, électricité et autres facilités qui ont donné naissance à la Tunisie d’aujourd’hui et qui ont rapproché ces nécessités aussi bien du Tunisien -en tant que consommateur- qu’en tant que producteur. Ceci lui a permis d’avoir plus facilement et rapidement gratuitement l’eau courante, l’électricité chez lui (améliorant son standing de vie) et d’avoir les mêmes facilités pour alimenter plus facilement toutes les zones industrielles qui ont vu fleurir tous les projets de la “loi 72“, le plus souvent sans aucun rapport ni direct ni indirect avec le tourisme.
Sans le tourisme et ses infrastructures, la Tunisie aurait aujourd’hui un retard énorme en termes de développement et de niveau de développement social.
Toujours dans le cadre des infrastructures, le tourisme a permis à la Tunisie de déployer, de créer ou d’agrandir pas moins de 6 aéroports internationaux du nord au sud du pays. Des aéroports qui ont facilité également le trafic de passagers et de marchandises sans rapport avec le tourisme. Des réalisations qui font la Tunisie d’aujourd’hui même si tout reste à améliorer.
Juste après les infrastructures, le tourisme a permis la floraison en Tunisie de dizaines de cabinets d’architectures, d’études et de réalisations en génie civil, de loin les meilleurs du continent africain et du monde arabe.
Nos architectes et leurs bureaux d’études ont un véritable savoir-faire connu et reconnu, exporté depuis des décennies en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe. Je ne citerais aucun cabinet en particulier, mais j’en compte plus d’une bonne dizaine de renommée mondiale avec des réalisations que je connais en Algérie, en Libye, en Egypte, en Irak, dans les Emirats, en Turquie, etc.
Des concours récents pour des marchés ont été remportés par des architectes tunisiens en Allemagne et en France. Un potentiel de développement énorme est à portée de main en Algérie, qui souhaite construire 150 hôtels dans les cinq prochaines années, et en Libye dès le retour au calme.
Nous avons en Tunisie des experts 100% tunisiens qui ont construit les parcours de golf en Tunisie mais aussi à Charm El Cheikh en Egypte et plusieurs parcours dans les Emirats –dans ce pays, des parcours de golf ont été réalisés par des Tunisiens à 100% sur le désert.
Demandez à n’importe quel économiste ce qui se passe dans une économie où le secteur du bâtiment va»
Ces marchés ont bien évidemment eu un impact sur l’enseignement de l’architecture en Tunisie et le développement des écoles et du savoir-faire dans ce domaine.
Après les infrastructures, les bureaux d’études et d’architecture, le tourisme a permis à la Tunisie d’avoir 40 bonnes années avec un secteur du bâtiment en pleine effervescence au point de ne plus trouver ni ouvriers, ni matériaux de construction comme les briques rouges, le ciment pour satisfaire le secteur du bâtiment pour l’habitation du citoyen! Cet engouement pour les matériaux de construction a engendré la réalisation de dizaines de fabriques de carrelages, de briques rouges et de cimenteries avec des investissements aussi bien tunisiens qu’étrangers. Demandez à n’importe quel économiste ce qui se passe dans une économie où le secteur du bâtiment va!
Les quarante années de bâtiment non-stop pour construire 240.000 lits, 850 hôtels dont 580 établissements classés, ont eu un effet d’entraînement pour toutes les petites industries locales (électricité, plomberie, chauffage, climatisation, sanitaire, ameublement…). Des entreprises qui sont devenues exportatrices grâce à un démarrage du tourisme.
La Tunisie, qui comptait en 2010, aux environs de 10 millions d’habitants constituant son marché local, a eu au courant de cette même année 10 millions de visiteurs doublant ainsi le potentiel de consommation de son marché local avec un effet d’entraînement sur tous les secteurs de l’économie, à commencer par l’agriculture, l’élevage, la pêche, l’agroalimentaire, etc. Beaucoup de ces entreprises du secteur agricole ont coopté des investissements internes et externes grâce aux opportunités qu’offrait le marché local de la consommation de cette population de touristes.
Les Tunisiens n’auraient jamais autant investi dans ces domaines sans le tourisme et n’auraient jamais exporté leurs fruits, légumes, viandes, laitages, etc. chez leurs voisins algériens et libyens sans le marché touristique intérieur qui leur avait permis de faire leurs premiers pas!
Pourquoi ce ne sont pas les Algériens qui exportent du poulet et des œufs chez les Tunisiens? Ils sont tout de même 40 millions d’âmes et c’est le petit pays voisin qui en compte quatre fois moins qui exporte vers son grand frère.
Pour éviter d’être beaucoup trop long, je ne vais pas parler des secteurs totalement connexes au tourisme comme l’artisanat, les transports touristiques, etc. qui vivent en corrélation totale avec le secteur.
Je ne vais pas parler du secteur bancaire, de celui de la santé, de la chirurgie esthétique, du thermalisme, de la thalassothérapie, du golf… autant de secteurs qui ont profité du tourisme pour naître ou se développer.
A la lecture de ce qui précède, qui n’est qu’une partie immergée de l’iceberg car toutes les retombées qualitatives sur le niveau de vie et de développement du Tunisien, voire sur son modèle sociétal, son ouverture sur le monde ne sont pas économiquement quantifiés, comment peut-on aujourd’hui tergiverser et mettre en doute l’apport du tourisme à la Tunisie, à son économie et son développement au sens large? Sans le tourisme et l’émancipation qui s’en est suivie, la Tunisie aurait-elle fait sa Révolution qui a ébloui le monde en 2011? Aurait-elle été la première démocratie du monde arabe? Aurait-elle eu le prix Nobel de la Paix en 2015 devant l’admiration et la reconnaissance de toute la planète?
Non, le tourisme en Tunisie n’est pas que 7 ou 8% de son PIB avec 500.000 emplois. Le tourisme est un choix sociétal d’ouverture, d’amour et de tolérance délibéré dans lequel s’est inscrit le peuple tunisien depuis l’indépendance et les orientations avant-gardistes de l’élite politique tunisienne. C’est la locomotive de l’économie et du développement du pays. C’est le choix de la tolérance, de la paix, de l’ouverture, de l’amour de son prochain, principes chers à l’Islam éclairé de l’Ecole zeitounienne de Tunis, un pôle de sciences et de savoirs qui a attiré des centaines de milliers d’étudiants de tout le monde arabe pendant plusieurs siècles.
Maintenant deux questions: faut-il à nouveau l’intervention de l’Etat tunisien pour aider le secteur du tourisme? Est-ce que l’époque de l’Etat providence n’est pas plutôt finie et qu’il faut laisser les opérateurs du secteur, hôteliers en premier, se débrouiller par eux-mêmes quitte à les voir disparaître?
La réponse est oui bien évidemment. Il faut aider le secteur et vite.
En Europe et dans le monde en général, rien ne se fait et surtout rien ne se fait plus sans l’aide des Etats. Malheureusement même avec l’aide des Etats la croissance dans la plupart des pays de la planète est proche de zéro depuis des années. L’une des raisons des guerres actuelles serait la recherche de points de croissance.
L’Europe elle-même n’aurait jamais été ce qu’elle est aujourd’hui sans le plan Marshall à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale. La macroéconomique prime sur le micro-économique.
Le bilan du secteur du tourisme en Tunisie au niveau macroéconomique et à l’échelle de la comptabilité nationale (même si elle n’intègre pas les composantes qualitatives non chiffrées de l’évolution et du développement d’un pays) est, sans hésitation, largement positif.
La Tunisie a eu, jusque-là, plutôt un problème de fiscalité et de répartition de la richesse entre les régions et entre les citoyens. Ce qui est un moindre mal car il vaut mieux avoir un gâteau mal partagé que pas de gâteau du tout!
Il faut que les syndicats, UGTT à leur tête, acceptent les disparités tout en veillant à l’équité
Il faut non seulement aider à consolider l’existant et lui permettre de passer le cap difficile de la crise avec le minimum de casse, mais il faut aussi procéder à la mise en place rapide d’un nouveau plan de développement pour les 30 prochaines années pour ce pays fer de lance. Sans cela il sera difficile pour l’économie tunisienne de se relever ou même de sauver ses acquis du passé. Seule l’économie parallèle continuera à prospérer, tuant au passage davantage le secteur conventionnel qui est déjà déstabilisé.
Ceci va continuer à affaiblir l’Etat tunisien face à la baisse progressive de ses ressources jusqu’à menacer sa sécurité et son existence, et le prix Nobel qui lui a été décerné en 2016 n’aura plus de valeur et lui aurait été décerné à titre posthume!
Cela va affaiblir la classe moyenne salariée du secteur conventionnel, c’est-à-dire les bâtisseurs de cette Tunisie moderne ouverte tolérante accueillante et démocratique, qui basculerait dans la pauvreté, le chômage et la précarité.
Soutenir le secteur du tourisme en Tunisie n’est pas un luxe, c’est une obligation, une nécessité urgentissime même s’il y aura des avantages collatéraux pour certains Tunisiens.
Quand on pense à la nation tunisienne, il faut accepter les dommages collatéraux et les avantages collatéraux aussi.
Au niveau de la comptabilité nationale, peu importe le nom du détenteur de l’actif. Tout se transforme en agrégats et seuls ces indicateurs ont de la signification. Que tel ou tel actif appartienne à telle ou telle personne cela importe peu dans l’équation macroéconomique. L’essentiel est que ces actifs appartiennent à la Tunisie.
La Tunisie a aussi besoin d’employeurs pour faire travailler les gens. Pour être employeur, il faut avoir les moyens et le courage d’entreprendre. Il faut que les syndicats, UGTT à leur tête, ainsi que les défenseurs des droits de l’Homme, acceptent les disparités tout en veillant à l’équité. Il faut éviter le scénario rancunier, de la revanche, de la haine et des règlements de compte envers ceux qui ont contribué à construire la Tunisie même s’ils ont fauté. Nul n’est parfait. Il faut avoir la grandeur d’âme de pouvoir pardonner et penser à nos enfants et à leur avenir plutôt qu’au passé pour ne retenir que ses sombres épisodes en oubliant nos acquis. On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs, dit le proverbe!
Il faut restaurer progressivement l’équité et l’égalité des chances de tous par une correction de la fiscalité, l’éradication de la fraude, du clientélisme et de la corruption. Par contre, il ne faut pas se priver d’utiliser tous les leviers économiques pour encourager le travail et l’entrepreneuriat afin de provoquer et d’enclencher de nouveaux cycles de développement économiques en Tunisie à l’instar de ce qui a été fait durant les 30 dernières années avec le tourisme.
Actuellement la Tunisie est à la fin d’un cycle économique (généralement les cycles sont d’une durée qui avoisine les 30 ans), et à mon sens, il faudrait que les responsables tunisiens, élus maintenant depuis pratiquement un an, mettent en place sans tarder avec leurs alliés les contours du nouveau cycle qui mènera l’économie du pays durant les 30 prochaines années.
En attendant, le tourisme et le secteur des services plus généralement devront continuer à occuper pleinement leur place car la Tunisie n’a pas d’avantages comparatifs pouvant faire d’elle un pays industriel ou agricole performant face à une concurrence mondiale féroce.
Le secteur a besoin d’un coup de pouce pour redémarrer. Sécurité, salubrité, services, mais aussi une politique de transport aérien appropriée à la conjoncture et un nouveau plan d’investissement pour les 20 prochaines années sont autant d’ingrédients nécessaires pour surmonter la crise qui s’est installée depuis 2011.
Et pour terminer, la question qui se pose aujourd’hui avec acuité est: «Y-a-t-il une réelle volonté politique pour continuer l’ouverture de la Tunisie pour le tourisme?» Je crains fort une volonté non déclarée d’un repli volontaire sur soi dans le cadre d’un choix sociétal plus conservateur.