Tunis le 6 janvier 2016, moins d’un an après sa mise en place, le premier gouvernement de la coalition issue des urnes de la deuxième République tunisienne a opéré son premier remaniement ministériel. Après quel constat, quel bilan? Pour aller où, pour faire quoi?
Restés sur leur faim, certains Tunisiens insatisfaits ont fait entendre leurs voix pour signifier leur impatience de voir une composition, à même de répondre rapidement aux aspirations du citoyen avec des nominations basées sur la compétence loin de toute logique partisane.
Au lendemain de la Révolution tunisienne, les formations politiques se sont longtemps focalisées à parler des droits de l’Homme, des libertés, à commencer par celles de l’expression et de la presse, de la place de la religion dans la société, et cela se comprend après autant d’années de privation de parole.
Très vite après, ce sont les problèmes sécuritaires qui ont pris le dessus, occupé les esprits et monopolisé les débats. Mais il faudra bien, un jour ou l’autre, que chaque parti politique nous annonce clairement le modèle économique qu’il prône et nous dévoile ses budgets et ses sources de financement pour la mise en place des objectifs économiques. Il faudrait que chacun nous explique comment il compte faire pour redresser l’économie et pourvoir aux besoins du peuple.
De Bourguiba à la Révolution… et après
A moins que je ne me trompe, les slogans de la Révolution étaient: “Travail, liberté, dignité”.
Pour mémoire, depuis l’indépendance en 1956, la Tunisie s’est essayée à plusieurs options et modèles économiques. Le collectivisme avec Monsieur Ben Salah et consorts avec les souffrances qu’on connaît, occasionnées aux Tunisiens jusqu’à la fin de cette traumatisante expérience.
Survint ensuite le libéralisme de l’époque de Monsieur Hédi Nouira tourné vers les Occidentaux, la Banque mondiale, le FMI.
Puis, le socialisme de Monsieur Mohamed Mzali plus orienté vers les pays arabes du Golfe et les pétrodollars, puis avec la création à Tunis de près d’une vingtaine de banques de développement (tuniso-libyenne, tuniso-qatari, tuniso-koweitienne, tuniso-saoudienne, etc.) et les limites de cette expérience qui a fini par la révolte du pain et Jeudi noir!
Avec Ben Ali, c’était le libéralisme sauvage et inhumain
Chaque modèle économique avait montré ses limites pour apporter la solution probante et incontournable pour tracer l’avenir d’un pays en voie de développement comme la Tunisie.
Le régime du président Ben Ali, plus porté vers les problèmes sécuritaires, a choisi dès le départ de faire au niveau de ses choix économiques une allégeance totale à l’Europe et aux institutions économiques occidentales. Sous le règne du chef de l’Etat déchu, tous les traités et engagements économiques proposés ont été signés par l’équipe au pouvoir au nom d’un peuple tunisien tenu à l’écart et jamais impliqué dans la décision ou réellement et sérieusement consulté.
Après une période correspondant à la fin du règne bourguibien, plus ou moins économiquement dirigiste, la Tunisie s’est engagée sous l’ère Ben Ali dans “le laissez faire – laissez passer“, un libéralisme économique sauvage et inhumain à outrance.
Plusieurs accords de partenariat ont été signés avec l’Europe qui, dès 1979, avait installé une Délégation à Tunis jouissant d’un statut diplomatique composée d’une cinquantaine de personnes et dont le chef est accrédité directement auprès du président de la République tunisienne.
Ensuite, la Tunisie a été le premier pays du sud de la Méditerranée à signer, en 1995, un Accord d’association avec l’UE (les accords de Barcelone) contenant entre autres l’objectif important de l’établissement d’une zone de libre-échange avec l’UE. Cet accord continue à être la base légale de coopération. Enfin, un Plan d’Action voisinage, élaboré en 2005, a établi les objectifs stratégiques pour cette coopération.
Les Tunisiens ne doivent plus subir le diktat du Nord
Dans le cadre de la coopération technique et financière, plusieurs protocoles financiers ont été signés à partir de 1980, suivi par le programme MEDA dans les années 1990 et jusqu’en 2006.
Depuis 2007, la coopération entre l’UE et la Tunisie est financée dans le cadre de l’Instrument européen de voisinage et de partenariat (IEVP).
Comme l’avait dit Henri Guaino, pour justifier le lancement du projet de l’Union pour la Méditerranée (UPM) devant un processus de Barcelone moribond, deux réserves importantes sont à émettre à l’encontre du Partenariat Euromed tel qu’il a été pratiqué jusqu’à ce jour.
1 – Dans le cadre de ce partenariat, c’était le Nord qui réfléchissait et qui décidait pour le Sud.
2 – Le partenariat n’était pas fait avec les peuples et la société civile des pays du Sud mais avec des gouvernants totalement coupés de leurs bases.
Les choix économiques stratégiques y compris bien évidemment concernant le tourisme et le transport aérien ont été jusque-là définis dans ce cadre d’un Nord qui réfléchit pour le Sud. Comble de l’ironie et du mauvais goût, l’ancien pouvoir a abusé des fausses consultations nationales, du recours aux études sectorielles confiées à des bureaux étrangers pour maquiller des décisions et des orientations déjà prises suite à des recommandations pour ne pas dire directives de partenaires bailleurs de fonds.
Pour un modèle économique plus large…
Le Tunisien n’a jamais été dupe, et ce maquillage maladroit et grossier ne faisait qu’augmenter la souffrance et l’exaspération des véritables professionnels du tourisme face à leur exclusion du processus de réflexion et de décision de l’avenir de leur profession et de ses institutions.
Avec la Révolution tunisienne de 2011, et l’espoir d’une liberté retrouvée, à commencer par celle de l’expression, il appartient aux Tunisiens de se remettre au travail, de ne pas s’enfermer totalement dans le seul partenariat avec l’Union européenne, et de concevoir un modèle économique plus large, plaçant le Tunisien et l’entreprise tunisienne au centre d’intérêt du système.
Le modèle ne doit pas se limiter à ne voir dans l’entreprise tunisienne qu’un satellite ayant pour noyau l’économie européenne, allant jusqu’à condamner à la disparition de fait toute entreprise tunisienne non liée à un réseau européen (travail de sous-traitance et dépendance à 100% du partenaire).
Le modèle économique devrait être plus équilibré, laissant une plus grande part pour le reste du monde en dehors de l’Europe. Aux Tunisiens de ne pas accepter, systématiquement, tout ce que leur proposent leurs partenaires par autocensure ou simple facilité. Il y va de l’intérêt de tous.
A mon sens, le partenariat avec l’Union européenne devrait, pour sa part, tirer profit des enseignements de la révolution tunisienne pour au moins reconnaître ses échecs et corriger ses propres dysfonctionnements. Il devrait mieux veiller dans l’avenir à laisser le Tunisien maître des choix stratégiques, économiques et sociaux de son pays.
Le précédent de 1881…
Le recours systématique à la mise à niveau et à l’Assistance technique de l’Europe ne devrait, par exemple, se faire qu’à la demande des Tunisiens et selon leurs moyens financiers. Il faut que la matière grise et les cadres de ce pays construisent eux-mêmes leurs institutions et leur économie à leur rythme, avec leurs propres compétences qui ne manquent pas.
A nous Tunisiens aussi d’assumer le prix de notre chère liberté tant souhaitée car elle ne sera effective que si nous évitons d’emprunter pour consommer et quand nous saurons nous autofinancer ou au moins nous présenter sur les marchés financiers internationaux avec des notations sécurisantes sur notre solvabilité. La dépendance économique, la dépendance financière sont incompatibles avec une indépendance d’action économique ou politique. Il ne faut pas que le Tunisien oublie que le déclenchement du protectorat et de la colonisation synonyme de perte de la liberté a commencé en 1881 suite à un Bey de Tunis incapable d’honorer ses engagements pour rembourser ses crédits d’Etat et qui de surplus s’était mal adressé à l’émissaire venant les lui réclamer!
L’édification de la démocratie sera longue et périlleuse
En règle générale il faut aussi admettre, et c’est légitime, que personne au monde ne viendra vous financer vos propres idées ou votre idéologie dès lors qu’elle diverge de la sienne.
Avec les Européens et les Occidentaux plus généralement, les Tunisiens ont beaucoup de points convergents qu’ils aimeraient développer mais souhaitent aussi qu’on tienne compte et qu’on respecte leurs spécificités culturelles, sociales, géographiques, etc.
Les partis politiques en Tunisie sont-ils réellement prêts pour gouverner? Auront-ils les ressources humaines pour bâtir des plans économiques et sociaux de gouvernance cohérents? Auront-ils les ressources financières pour mettre en application leurs idées? Quand on voit par exemple en France, l’un des berceaux de la démocratie, des partis politiques même de premier ordre de droite comme de gauche, peiner à élaborer des programmes alternatifs de gouvernance, on se rend plus compte de la difficulté de la tâche et à quel point la construction de la démocratie en Tunisie sera longue et périlleuse.
Attention au postulat “celui qui paie commende“
La liberté ne se donne pas. La liberté s’obtient. La liberté se paie. Mais si nous refusons d’assumer notre sort et notre destinée, si nous continuons à demander systématiquement aux étrangers de venir à notre secours et de payer pour nous, il ne faudra pas s’étonner que ces derniers veuillent aussi décider pour nous et nous gouvernent à nouveau même par personnes interposées comme ils le faisaient en partie dans le passé.
En application du postulat qui dit «Celui qui paie commende», en étant tributaire des dons et des financements du Nord, à commencer par l’Europe, la Tunisie restera avec une économie sous tutelle et dans l’obligation d’accepter des modèles de développement conçus ailleurs par des technocrates loin de connaître la réalité du terrain. Des idées malheureusement pas toujours efficaces ou compatibles avec les intérêts des pays où elles s’appliquent. Et ce n’est dans l’intérêt, encore une fois, de personne.
Remarque: Les intertitres sont de la rédaction