Tarak Chérif s’inquiète, en tant qu’industriel et Président de la CONECT (Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie) “de voir dans nos zones industrielles des usines qui ferment, de constater que des pionniers de l’industrie tunisienne se convertissent en importateurs de produits et des investissements fuir la production au profit de la distribution de produits et de marques pour la plupart de provenance étrangère”.
Il fait un diagnostic lucide d’un secteur en voie de désindustrialisation.
Quelle est votre évaluation de la situation actuelle du secteur industriel en Tunisie? Pouvons-nous parler d’un début de désindustrialisation?
Le secteur industriel tunisien connait actuellement, une situation des plus difficiles, voire même des plus menaçantes.
La Tunisie qui était parmi les premiers et rares pays en développement qui se sont engagés tôt dans l’industrialisation avec notamment la promulgation de la fameuse loi de 1972, se trouve aujourd’hui confrontée à de sérieuses menaces qui risquent d’affecter les acquis réalisés au prix d’efforts soutenus et continus déployés depuis presqu’un demi siècle.
Le pays dont l’économie, après son indépendance et jusqu’à la fin des années soixante, était dominée par les secteurs primaire et tertiaire, a réussi à créer un environnement propice au développement d’activités industrielles qui se sont progressivement diversifiées pour englober des domaines qui sont devenus de nos jours classiques à l’instar du textile, du cuir et chaussures et même des industries mécaniques, électriques et électroniques mais aussi des créneaux de haute technologie tels que les nouvelles technologies de communication ou l’aéronautique.
Ces menaces ont commencé en réalité à proliférer depuis le début des années 2000, avec l’entrée en vigueur du planning de démantèlement tarifaire sur les biens de consommation importés et qui se sont gravement accentuées au cours des cinq dernières années en l’absence des mesures adéquates d’accompagnement et de suivi permettant le respect strict et rigoureux des règles de la concurrence loyale, afin de préserver le tissu productif et industriel du pays, des importations sauvages et abusives résultant de pratiques de dumping et du non respect des normes de qualité et de sécurité.
Vous imaginez les conséquences directes et indirectes sur la production tunisienne, le “made in Tunisia”, la valeur ajoutée, la création de richesses réelles, l’emploi, le développement régional, les synergies intersectorielles, la recherche, l’innovation, les équilibres commerciaux et financiers du pays et surtout l’endettement et les recettes en devises.
Comment expliquez vous la baisse de l’indice général de la production industrielle (-1,7%)?
Le constat est malheureusement inquiétant! Non seulement l’indice général de la production industrielle continue dans son glissement annuel négatif pour se situer à -1,7% pour les dix premiers mois de l’année 2015 et à – 2,1% en un an en comparant le mois d’octobre 2015 à celui de l’année 2014 mais la baisse concerne tous les secteurs industriels.
L’énergie, les industries mécaniques et électriques, le textile et habillement, les industries chimiques et les matériaux de construction dont le poids total dans l’indice de la production industrielle représente 80% environ ont tous connu des baisses plus ou moins sensibles. La seule exception provient pratiquement du secteur agroalimentaire avec une année exceptionnelle pour l’huile d’olive et les dattes.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation. Je me limiterai aux trois les plus importants qui constituent à mon avis les vrais goulots d’étranglement au développement du secteur industriel en Tunisie.
Il s’agit de l’absence de visibilité, l’économie parallèle et la contrebande et l’environnement des affaires dans le pays.
Concernant la visibilité force est de constater que les acteurs économiques sont depuis 2011 dans l’attente des réformes et des mesures annoncées qui vont leur permettre de mieux cerner le cadre juridique et les nouvelles orientations économiques du pays, surtout que l’investissement constitue en fait un engagement à moyen et long termes, qui ne peut être décidé que sur la base d’une perception suffisante du cadre juridique, des choix et des stratégies retenues.
Avec le retard accusé dans toutes les réformes relatives notamment au secteur bancaire et financier, le système fiscal, la douane, le code des investissements, le partenariat public-privé, la décentralisation, la simplification et la modernisation des procédures administratives, les investisseurs potentiels se sont souvent trouvés contraints à continuer à attendre, choisir d’autres destinations parfois même dans des pays concurrents de la Tunisie ou à s’orienter vers d’autres types d’investissements dans des domaines autres que l’industrie ,offrant des rendements à court terme avec des risques sensiblement moins importants.
C’est ce qui explique les investissements dans la distribution, la spéculation foncière et immobilière et à un degré moindre la spéculation boursière.
Ce qui constitue par contre une grave déviation très lourde de conséquences sur les secteurs structurés et la désindustrialisation, c’est l’attrait éventuel du gain rapide et facile par les importations abusives de produits ne répondant pas aux normes de qualité et de sécurité surtout en l’absence d’un cadre de suivi et de contrôle efficient de telles pratiques.
Les statistiques de l’APII, en matière d’investissements déclarés constituent l’illustration de cette tendance. Ces derniers ont connu un accroissement sensible en 2011, par rapport à 2010, passant de 2831 Millions de Dinars à 3156 MD, du fait notamment de l’élan de sympathie et de confiance qui a caractérisé la première phase de la révolution tunisienne. Ils ont connu une régression continue depuis 2011, pour se situer à seulement 2331 MD en 2015.
Cette régression risque de se poursuivre si les mesures appropriées ne sont pas décidées dans les plus brefs délais! Au niveau de l’économie parallèle et de la contrebande, ce phénomène dont l’ampleur est évaluée officiellement à plus de 54% de l’ensemble de l’activité économique, tous secteurs confondus, a pris des dimensions intolérables et inadmissibles pour la relance d’un développement économique et social que les tunisiens veulent durable, équitable et inclusif, englobant toutes les régions et l’ensemble des catégories sociales dans le cadre de la transparence et de la bonne gouvernance.
Devant de telles menaces du virus destructif de l’économie parallèle et de la contrebande organisée qui n’ont pratiquement épargné aucun domaine, l’investissement et la production dans le secteur industriel seront inévitablement affectés du fait de la concurrence déloyale, injuste, sauvage et non suffisamment et efficacement combattue par les pouvoirs publics à travers des mécanismes appropriés.
Je dirai que l’attitude des chefs d’entreprises et des investisseurs potentiels avertis et connus par leur comportement responsable est tout à fait rationnel. Ils ne peuvent s’engager et engager leurs partenaires financiers, leurs salariés et leurs collaborateurs dans des choix périlleux.
Le troisième facteur et non des moindres, est lié à l’environnement général des affaires dans le pays. Le contexte économique en Tunisie s’est caractérisé ces dernières années par l’instabilité du climat social, les revendications exagérées, les négociations salariales interminables, le faible niveau de la productivité, les longues et inefficientes procédures administratives, l’accès laborieux au financement et la régression continue de la Tunisie dans le classement mondial au niveau de l’attractivité des investissements et de la compétitivité de son économie.
Faut-il rappeler à ce propos que la Tunisie occupe désormais le 92ème rang sur 140 pays, selon le dernier rapport de World Economic Forum alors qu’elle était au 32ème rang en 2010.
Quels sont les problèmes majeurs de l’activité industrielle dans le pays?
Outre les facteurs que je viens de citer, l’industrie tunisienne souffre de problèmes d’ordre structurel liés à son évolution. L’industrialisation par la substitution et la sous-traitance ne pouvant plus constituer le créneau approprié, il fallait préparer la transition vers d’autres choix basés sur l’apport technologique, l’importance de la valeur ajoutée, les domaines d’avenir à l’instar des TIC et de l’économie verte et les segments porteurs, tels que les pays africains.
Ces nouvelles orientations inévitables doivent être favorisées par un système éducatif et de formation approprié, des efforts plus consistants dans le domaine de la recherche et de la maîtrise de la technologie ainsi que le développement de nouveaux partenariats sud – sud et nord-sud et les synergies conséquentes.
La disponibilité des zones industrielles répondant aux normes exigées, la diversification et l’adaptation des systèmes de financement, la logistique, la douane, les procédures administratives, les entraves à l’exportation liées surtout au problème du transport et des obstacles avec les marchés voisins constituent aussi des problèmes auxquels les solutions adéquates doivent être apportées dans les plus brefs délais.
Quelles sont les mesures les plus urgentes à prendre pour sortir notre industrie de l’ornière?
Nous avons déjà entamé une nouvelle année, la sixième depuis la révolution avec un contexte pratiquement identique à celui de 2015. Le risque que la tendance de récession constatée depuis le deuxième trimestre 2015 se poursuive est bien réel! Nous sommes tous appelés à agir sans délai.
Le remaniement ministériel annoncé est intervenu, les problèmes sont définis, les mesures et les solutions ont été avancées par les parties concernées, leur suivi et leur adaptation est un travail continu qui doit se poursuivre sans relâche !.
C’est donc le moment d’agir. Nous n’avons plus le droit à davantage d’attentisme !
Que préconise la CONECT pour booster l’investissement dans l’industrie? et pour relancer les exportations surtout dans des secteurs clés tels que le textile et les composants électriques et électroniques?
La priorité absolue pour nous tous pour booster non seulement l’investissement dans le pays mais toute l’économie, le développement et la création d’emploi demeure sans aucun doute la sécurité et la lutte contre le terrorisme.
Les trois opérations terroristes du Musée de Bardo, de la zone touristique de Sousse et de l’Avenue Mohamed V à Tunis que notre pays a vécu en 2015, ont eu des conséquences fort lourdes et néfastes non seulement, sur le secteur du tourisme mais également sur l’ensemble des activités économiques et sur nos relations avec nos partenaires étrangers dans de nombreux domaines.
Nous devons agir ensemble pour rétablir cette confiance dont nous avons grandement besoin. Il faut poursuivre et renforcer les efforts déployés dans le domaine de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme avec les moyens, la rigueur et le professionnalisme requis.
Il y a lieu aussi de passer à la vitesse supérieure au niveau de la mise en ?uvre des réformes annoncées, arrêter ce fléau destructeur de l’économie parallèle et de la contrebande, se mettre au travail, adopter des attitudes citoyennes et responsables dans les demandes et revendications, oser s’attaquer aux vrais problèmes et obstacles sans préjugés ou prises de positions préalables, discuter des origines des inefficiences de notre marché du travail, notre marché des biens et des services et notre cadre bancaire et de financement.
Au lieu de camper sur ses positions, chacun de nous doit s’ouvrir sur toutes les parties concernées, écouter, discuter et chercher le consensus. C’est l’approche et le nouveau dialogue social que la CONECT prône.
C’est aussi l’apport et l’enrichissement que les tunisiens attendent du pluralisme politique, associatif et aussi syndical qu’ils ont choisi de façon presqu’unanime et que leur nouvelle constitution a consacré dans ses différentes dispositions.
Travaillons ensemble et agissons avec la célérité, la responsabilité et la rigueur requises. C’est notre seul salut pour sortir de la situation difficile que nous vivons et pour renouer avec la croissance non seulement au niveau du secteur industriel mais également au niveau de toute l’économie du pays.