Tunisie – Kasserine – Portrait de femme : Rebhi Amel, la battante à la puissance n!

Par : TAP

Détentrice d’un prestigieux diplôme, mais déçue par des pratiques discriminatoires qui ont empêché son accès à un emploi tant rêvé à la faculté, Rebhi Amel (en arabe espoirs au pluriel) n’a pas abdiqué. Elle a trouvé dans les élèves des écoles rurales l’alternative pour panser ses plaies et reprendre son combat, cette fois pour la noble cause des jeunes écoliers des milieux défavorisés. “Je veux qu’ils aillent au bout de leurs rêves, que ce qui m’est arrivé ne se reproduise plus”, lance l’institutrice sur un ton de défi.

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Détentrice d’un doctorat en biologie végétale avec mention “très honorable”, cette chercheure passionnée de sciences et de lecture s’est vue exclure, injustement et par pratique de favoritisme, de plusieurs concours d’accès à l’enseignement supérieur. Pourtant, le jury était “impressionné par la qualité de ses recherches et surtout par sa maîtrise de la langue française”.

“Qu’importe d’où on vient, on le mérite ou pas”

“Etes-vous sûre que vous venez de Kasserine. Vous vous exprimez très bien en français?”, m’avait demandé le jury à l’époque, raconte Amel Rebhi avec un émoi mélangé à une colère manifeste. C’était blessant pour elle. Vexée, elle avait quitté la salle de soutenance en larmes et n’y est jamais revenue. La jeune femme avait tenté, encore une fois, en 2015, sa chance à un concours de maître-assistant à la Faculté des sciences de Sfax. “Au terme de mon exposé, une des membres du jury (ils étaient 5) m’avait lancé: estime-toi heureuse, tu es institutrice”. J’ai réalisé que malgré mon dossier très défendable, je n’irai nulle part, rien ne marchera sans pistons”.

“Sur la route vers l’école, les contrebandiers, mes escortes!”

D’une détermination inébranlable, Amel Rebhi enseigne, aujourd’hui, le français à l’école rurale de Faj Enâam, une localité située à 20 kilomètres de Kasserine-ville, à proximité de la frontière tuniso-algérienne, où les populations sont privées de tout confort et n’ont accès qu’à de pseudo-services de survie. “Au début, j’avais peur, c’était un risque pour une femme de faire la navette, seule, chaque jour sur une route désertée, appelée “Trik el Knatria” (route des contrebandiers). Mais, quelques temps après, les contrebandiers sont devenus mes co-routiers, mes escortes si je peux dire”, plaisante Amel, en éclatant de rire. Et d’ajouter, “mes élèves font un trajet de 10 kilomètres à pied ou à dos d’ânes. Ils n’ont pas peur, pourquoi le devrais-je?”.

Sur la piste rurale toujours en chantier, elle devait choisir un véhicule solide pour se déplacer. La Berlingo de son père semble répondre au critère. Quand son frère lui propose de s’armer d’un bâton pour se défendre en cas de besoin, elle répond en toute confiance: “je n’en ai pas besoin, tout ira bien inchallah”.

La jeune femme aux cheveux noirs, à la silhouette imposante et au regard défiant, s’est fixée pour mission de redonner espoir aux élèves des milieux ruraux. Pour 18 heures par semaine, elle touche un salaire de 930 dinars. Cependant, quand on lui demande si elle aura la chance d’enseigner à la faculté, elle répond: “j’accepterai le salaire d’universitaire, mais je préfère rester dans une école rurale”.

Militante des droits de l’homme (au sein de la LTDH), institutrice et activiste de la société civile, Amel n’a pas hésité, à travers son passage à l’école rurale primaire Ibrahim Zahar, toujours à Kasserine, à faire entendre, quitte à se faire des ennemis, les voix de ses élèves atteints d’hépatite (76 cas), voire de la rage. Le directeur de l’école parlait, à l’époque, d’un seul cas d’hépatite.

“Il y a de quoi concocter des parcours d’exception”

Face aux épreuves difficiles, elle tient à garder le sourire et le regard défiant. Son rêve est de transférer ses ardeurs et sa confiance en soi à ses élèves pour tracer, avec eux, des parcours d’exception. “Je ne veux pas que ces élèves soient un jour privés de leurs chances de réussir des carrières à cause des pratiques de favoritisme. Il ne faut pas sous-estimer les compétences des régions défavorisées”, lance-t-elle, la voix teintée d’émotion.

Amel qui a enseigné, jusqu’à ce jour, dans trois écoles rurales à Kasserine, déplore, toutefois, un niveau très faible en français, dû, selon ses dires, encore une fois à des pratiques discriminatoires, au manque de moyens des élèves et à un système éducatif médiocre.

“Prenez vos ardoises”! du chinois pour des élèves de la 6ème année”

“A ma première séance avec les élèves de 6ème année, je leur ai demandé en français: prenez vos ardoises, ils ont échangé des regards et n’ont rien compris”, dit-t-elle avec amertume. “La majorité d’entre eux ne sait pas écrire leurs noms”, poursuit la jeune femme, accusant les responsables du système éducatif de manquement et d’absence de pédagogie et de vision globale. “Pour une région comme la nôtre, les élèves sont comme des rats de labo. Les enseignants ne se donnent pas à fond pour leur apprendre le français, car ils (les enseignants) viennent à Kasserine pour se valoir de l’ancienneté, laquelle les habilitent à avoir droit à la mutation vers d’autres villes nanties. Parfois l’enseignant, lui-même, ne dispose pas d’un bon niveau de français”, a-t-elle ajouté.

Trésorière à la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, section de Kasserine, Amel suit de près les protestations et le sit-in qui se poursuit au siège du gouvernorat de Kasserine. A son avis, l’Etat n’était pas et ne l’est toujours pas équitable envers les régions de l’intérieur. “Cette région par exemple a été, depuis des décennies, victime de politiques publiques discriminatoires (infrastructure, investissement…). C’est un cumul qui pousse les jeunes à plonger dans le désespoir et à voir dans l’Etat une entité hostile”.

Malgré les dures épreuves de la vie, elle est une femme comblée, mais rêveuse d’un avenir meilleur pour les démunis qu’elle fréquente chaque jour. Ce qui la rend très heureuse, c’est quand des parents lui transmettent, à travers leurs enfants, des messages de reconnaissance. “Des professeurs de lycées, surpris du bon niveau en français des élèves, m’ont envoyé des messages me félicitant du bon travail accompli, genre “yarham weldik” (Que Dieu bénisse tes parents), raconte l’institutrice, très satisfaite.

TAP/WMC