La chute des Bourses est un des symptômes du dérèglement des systèmes bancaire, financier et monétaire. L’annonce d’une crise de forte magnitude ?
Il a suffi d’une phrase, une seule, pour que l’embellie boursière d’un jour (mercredi) ne soit plus qu’un souvenir. La situation économique mondiale «comporte des risques pour la croissance aux Etats-Unis», a reconnu la patronne de la Banque centrale américaine, Janet Yellen, évoquant même la possibilité d’une récession. Toutes les grandes places européennes ont dévissé jeudi : Paris (- 4 %) et Milan (- 5,6 %), Francfort (- 2,9 %), Londres (- 2, 4 %)… «On cumule incertitudes et peurs, résume Alexandre Delaigue, professeur d’économie à l’université de Lille. Et les marchés découvrent peut-être ce que l’économie réelle subit déjà. Une croissance atone durable, un endettement généralisé, une inflation désespérément basse et des banques centrales qui ont grillé toutes leurs cartouches.» Les raisons de la déprime actuelle sont nombreuses, se croisent et se nourrissent. En voici au moins cinq.
1. Des banques surexposées
Partout, c’est le sauve-qui-peut général sur les marchés actions des valeurs bancaires. Premières visées : les banques, qui chutent lourdement de façon synchronisée. En Europe, les principaux groupes bancaires ont perdu plus 25 % de leur valeur depuis le début de l’année. La palme de la chute de la capitalisation boursière revient à la Deutsche Bank, dont le prix de l’action a été divisé par deux depuis le début de l’année. Résultat ? La plus grosse banque allemande a beau avoir l’équivalent de 200 milliards d’euros en dépôts, elle ne vaudrait plus qu’une petite vingtaine de milliards d’euros. Des banques qui fondent en Bourse ? Est-ce vraiment grave, docteur ? Non, a tenté de rassurer ce jeudi le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem : «Nous sommes structurellement dans une bien meilleure situation qu’il y a quelques années, et cela vaut aussi pour les banques européennes ?» Paradoxe : «La régulation bancaire voulue et appliquée après la crise des subprimes est peut-être en train de mettre à mal la situation des banques, dit Benjamin Coriat, professeur à Paris-XIII.
Principale raison ? «Le passage du bail out au bail in», ajoute-t-il. Dans le bail out, le contribuable renfloue les pertes des banques menacées de faillite. Too big to fail («trop gros pour faire faillite») oblige. Dans le bail in, c’est à l’actionnaire de mettre la main à la poche. Du coup, «c’est la poudre d’escampette à la Deutsche Bank : les actionnaires vendent à tour de bras», dit encore Coriat. Et s’ils le font, c’est qu’elle a, comme d’autres, pris des positions très spéculatives dans le secteur pétrolier. Rien qu’en Europe, pas moins de 3 500 milliards d’euros y auraient été injectés, dont 500 accordés par des établissements français. Une ruée vers l’or noir qui, avec le plongeon du baril sous les 27 dollars, vire désormais au cauchemar.
2. Un pétrole au fond du trou
En regardant l’ogre chinois avaler les matières premières de la planète, rares étaient, il y a peu, les compagnies pétrolières et autres «experts» à parier sur un effondrement du prix du baril. A 27 dollars, il est désormais en dessous du point bas de 2008, quelques mois après l’explosion de la bulle financière des subprimes aux Etats-Unis. La faute à la Chine donc, qui a moins besoin de carburant pour faire tourner une économie en (nette) baisse de régime. Un véritable effet de ciseau entre une offre de plus en plus surabondante et une demande qui pique du nez. La faute aux monarchies pétrolières, Arabie Saoudite en tête, dont les robinets restent grands ouverts, histoire de mettre hors jeux les puits de pétrole de schiste aux Etats-Unis et les sables bitumineux au Canada. Une guerre des prix dont les dommages collatéraux touchent directement les pays producteurs d’or noir (leurs budgets sont alimentés par les recettes des exportations de pétrole). Mais qui assèche aussi le reste du monde accro aux pétrodollars. Un manque à gagner pour l’économie mondiale (réelle) de 2 400 milliards de dollars (2 100 milliards d’euros).
3. Une croissance en berne
Une escalade de tensions géopolitiques, une Chine sur les freins, une guerre larvée des monnaies (Pékin louvoyant avec la valeur du yuan), un endettement public (100 %) et privé (120 %) jamais vu… difficile d’imaginer un rebond durable et vertueux. Parce qu’«on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif», répètent les économistes critiques. Le FMI, dont on cherche plus que jamais son rôle de vigie et de stabilisateur de l’économie mondiale, a, le 19 janvier, décoché une flèche de plus dans les perspectives négatives : la croissance mondiale en 2016 et 2017 «pourrait dérailler si les transitions importantes de l’économie mondiale ne sont pas bien gérées». Comprenez : si la Chine n’est pas capable de réorienter son modèle de croissance vers son marché intérieur. L’essentiel des inquiétudes se concentre sur les pays émergents qui traversent de sérieuses turbulences. Etpour cause : ces derniers contribuent à hauteur de 70 % à la croissance mondiale. «Les tensions financières dans de nombreux pays exportateurs de pétrole réduisent la capacité de ces pays à atténuer le choc», concède le FMI.
La Chine accuse ainsi sa plus faible croissance depuis vingt-cinq ans. Et entraîne dans sa chute d’autres émergents, comme le Brésil, qui devrait connaître une récession de 3,6 % en 2016. Seule à sortir la tête de l’eau : l’Inde. Mais pas de quoi jouer les locomotives de l’économie mondiale. «L’année qui commence sera marquée par de redoutables défis, et les gouvernants devront porter leur attention sur la résilience à court terme et les moyens de la renforcer», euphémise Maurice Obstfeld, le nouveau chef économiste du FMI. Le monde flirtait depuis au moins trois ans avec la spirale de la déflation, cette baisse durable du niveau général des prix et des salaires : la menace n’a jamais été aussi forte. Seul rempart ? Les banques centrales qui ont placé la planète sous perfusion monétaire.
4. Des banques centrales incendiaires
Depuis la crise de 2008, elles ont en effet ouvert les vannes de liquidité, déversant, à coup de quantitative easing (des achats d’actifs avec de la monnaie créée pour l’occasion), des milliers de milliards de dollars dans l’économie mondiale. Des montagnes de cash, plongeant les acteurs «dans un monde où l’on confond volontiers création monétaire et création de richesse», estiment Patrick Artus et Marie-Paule Virard, dans leur livre la Folie des banques centrales (lire aussi pages 24 et 25). Une drogue à haute dose : près de 20 000 milliards de dollars, soit 30 % du PIB mondial ! Sans pour autant faire repartir le crédit, la consommation. «Un peu partout dans le monde, la création monétaire réalisée par les banques centrales ne s’est pas transformée en relance de croissance et reprise de l’inflation, note François Morin, professeur d’économie à Toulouse-1. L’argent est allé de banque en banque, elles l’ont investi sur les marchés financiers.»
De quoi gonfler plusieurs bulles. «Les politiques monétaires des banques centrales ont entraîné depuis trois ans la formation de deux bulles : l’une sur les Bourses, l’autre sur le pétrole», dit Benjamin Coriat. Qui estime que 30 % du marché des obligations pourries aux Etats-Unis trouve son origine dans le pétrole de schiste. Si le cours du baril devait rester durablement déprimé, le montant des créances douteuses pourrait grever encore plus le bilan des majors de l’or noir, des banques, des assurances… C’est aussi une des raisons pour lesquelles Patrick Artus dénonce le rôle de «pousse au crime des banques centrales». Et prévient : «La prochaine crise sera plus violente, car plus la liquidité mondiale est abondante, plus les mouvements de capitaux seront violents. Lorsque les investisseurs prendront peur, ce sera le début de la panique.» Et les banques centrales, contrairement aux précédentes crises, auront épuisé, quoi qu’elles en disent, toutes leurs munitions, à commencer par des taux directeurs à peine au-dessus de zéro.
5. Une financiarisation irrationnelle
Dans une économie-monde de plus en plus casino, où la nanoseconde est l’alpha et l’oméga du trading, où la complexité des montages finit même par échapper aux mathématiciens qui les ont créés, les marchés financiers excellent au moins sur un point : la surréaction permanente. De l’euphorie à la panique, le tout sur fond de prophétie autoréalisatrice. Un cocktail explosif. Les gérants de fonds d’investissement, de compagnies d’assurances et autres investisseurs institutionnels regardent – à tort – dans le rétro de la crise des subprimes de 2007 pour imaginer celle qui couve. Ils se souviennent avec frayeur que le secteur de l’immobilier, gangrené par des prêts hypothécaires (subprimes), avait alors cassé le bilan des grandes banques américaines, appelé les Etats, désormais exsangues, à la rescousse. Et dynamité la croissance mondiale. Rien à voir avec la crise actuelle, veut croire Marc Craquelin, directeur de la gestion d’actifs à la Financière de l’échiquier. «Les marchés imaginent que la récession est au coin du derrick, écrit-il. Ils se trompent. Les investissements immobiliers représentaient en 2007 6,5 % du PIB américain, alors que ceux du secteur pétrolier aujourd’hui ne lèvent que 0,5 %. De même que la dette liée à l’immobilier représentait 70 % du PIB en 2007 contre seulement 3 % pour celle du secteur pétrolier aujourd’hui.» Peut-être. Mais cette crise pose une question essentielle : a-t-on vraiment tiré toutes les leçons des crises précédentes ?